jeudi 31 janvier 2008

Duel ou La figure de la dualité dans les films de Souleymane Cissé

La structure des films de Cissé est déroutante. Elle a l’étrangeté des choses premières, des éléments de la nature constamment présents autour de nous et gardant pourtant toute leur opacité et leur mystère.

Les films de Cissé débutent toujours avec les images si familières et pourtant si étrangères que sont les arbres, la terre et le ciel, leur conférant un nouveau sens, comme si c’était la première image du monde qui nous était donnée à voir.Si l’essence même du cinéma est de « filmer les choses pour pouvoir justement les nommer» (Jean Luc Godard), Cissé donne à cette thèse une illustration magistrale. Ses images remontent à la genèse du monde, un monde où les choses n’ont pas encore de nom, un monde informe dont il faut écorcher l’écorce rugueuse pour qu’enfin il atteigne la première illumination de la connaissance.

Cette aspiration à la totalité et à la « premièreté » du monde est annoncée par les titres mêmes des films de Cissé : le vent (Finyé), la lumière (Yeelen), le temps (Waati), qui inscrivent ses films dans la recherche de l’essence des choses, du principe unique dont dériveraient tous les autres éléments. Ces titres indiquent la quête de l’originel, d’un monde qui aurait retrouvé son unité profonde, condensé autour d’un point unique, avant l’éclatement de ses éléments en une multitude de sphères indépendantes.



Cependant, cette unité ou cette unicité annoncée par les titres est démentie par la matière même des films. Si les titres révèlent une recherche de l’unité profonde du monde, les films eux-mêmes sont frappés d’une constante dualité, qui se transforme en duel, comme si le monde, rebel à toute tentative d’enfermement, se révélait impossible à saisir, impossible à mouler dans une matière unique.Ses films n’ont pas la structure paisible d’images qui coulent tranquillement, mais le principe premier qui les guide, et qu’on retrouve à tous les niveaux du film, c’est celui de l’affrontement entre des forces antagoniques, affrontement que le cinéaste corrobore par sa manière de filmer et de se colleter avec ses images. Il fait naître chez le spectateur l’impression que la matière du film, les personnages, les choses palpables et impalpables, toutes les entités qui existent devant la caméra sont sans cesse ployées, comme une immense plaque de fer que le cinéaste forgeron cherche à remanier, pour lui donner une forme nouvelle. Tout se passe comme si, dans le duel constant entre deux entités qui se combattent mortellement, la caméra était un troisième terme, qui pèse de tout son poids sur l’issue du combat.

Dans les films de Cissé, le duel est le thème privilégié. Ainsi en est-il de Finyé, où il s’agissait de montrer l’affrontement entre la jeunesse rebelle et progressiste et le pouvoir, représenté par le gouverneur militaire. De cette dimension politique de l’affrontement, Cissé passe dans Yeelen à une dimension plus mythologique, donnant au duel entre le fils, Nianankoro, et le père une signification plus cosmique, faisant se combattre à côté de ces deux êtres humains d’autres forces surnaturelles, puisque chacun d’eux est muni d’une sorte de substitut magique, représentant le centre du pouvoir qui leur a été transmis par leurs ancêtres.

Dans Waati, l’idée de l’affrontement est centrale : tout le film n’est que le corps à corps violent entre Nandi et la terre de l’Afrique. Le film a cette force-là : celle d’un corps qui percute contre le monde, non pas seulement son spectacle mais sa chair vivante et meurtrie. Si Waati dépasse toutes les images de l’horreur africaine, s’il n’est pas simplement une démonstration réaliste du combat entre les noirs et les blancs en Afrique du Sud, c’est qu’il érige un corps, un regard comme l’unique force de combat et de changement, et tout le film tient à ce face-à-face entre Nandi et les images qui traversent sa conscience, combat d’autant plus sanglant qu’il est souterrain.
Cette persistance de la lutte dans les films de Cissé est accentuée par la présence de forces surnaturelles. Les êtres humains ne s’affrontent pas seuls mais gravitent autour d’eux des forces obscures, impalpables, celles qui existent dans chaque élément de la nature. Ainsi, le duel des hommes est doublé d’un autre duel, celui entre les dieux ou plus généralement entre des objets chargés d’un pouvoir surnaturel. Tel est le cas de Yeelen, où l’affrontement final entre le père et le fils est soutenu par le combat entre le pilon magique et l’aile du Korê. Cependant, cet exemple n’est pas un cas à part dans le cinéma de Cissé. Dans Finyé et Waati, bien que les dieux semblent avoir déserté la terre, laissant les êtres humains se débattre tous seuls face à leurs problèmes, il existe toujours une présence ténue, un pouvoir transmis par un personnage, le plus souvent vieux, sorte de relais entre les dieux et les hommes (le grand-père de Baa dans Finyé et la grand-mère dans Waati).Ainsi, le duel au sein de la réalité est sans cesse dépassé, englobé dans un autre duel, plus cosmique, et Cissé cherche à nous montrer non seulement les contradictions de la réalité et les problèmes sociaux et politiques qu’affrontent ses personnages mais également toutes les forces impalpables qui les enserrent. En fait, cette dualité entre la réalité et le surnaturel est alimentée par la manière même de filmer. On constate ainsi que dans ses films (mis à part Yeelen qui est tout entier soumis à la dimension mythologique et qui ne fait pas référence à la réalité contemporaine) Cissé oscille sans cesse entre un filmage réaliste, où la crudité des situations se transforme parfois en trivialité, et un filmage plus lyrique et plus mythique lorsqu’il s’agit de filmer la nature, qui n’est jamais vue de manière objective, mais comme une nature peuplée de fantômes et dont il réussit magnifiquement à rendre l’âme presque palpable, nous donnant constamment l’impression qu’un souffle remuant traverse les arbres malgré leur apparente fixité.

Il est étrange de constater que Finyé, par exemple, film pourtant placé sous le signe de la réalité, puisqu’il tend à montrer la situation politique du Mali dans les années 70, débute par l’image d’une forêt puis d’un fleuve d’où surgit un enfant au corps translucide. Il finit par la même image de l’enfant surgissant de l’eau, tenant entre ses mains une écuelle. Quelque chose dans les films de Cissé suggère la structure d’une sphère qui se referme sur les personnages, dans laquelle ils se déploient mais à laquelle ils ne peuvent échapper. Ainsi, après avoir tenté de saisir la complexité de la réalité, il clôt curieusement son film sur cette image primitive, non encore atteinte par les débris du monde réel, comme si tout cela n’était qu’une phase que les humains traverseront avant d’arriver à retrouver une certaine pureté symbolisée par l’eau, comme si tout cela n’était qu’une parenthèse dans le mouvement de l’univers.
On pourrait d’ailleurs retrouver cette dualité dans la manière de filmer de Cissé dans les rapports entre les titres des films et les films eux-mêmes. Ainsi de Finyé. A priori, il n’y a pas de relation entre cet élément (le vent) et le film qui a une dimension essentiellement politique. Seul le premier plan, où l’on voit les arbres bouger sous le souffle du vent, inscrit celui-ci dans la matière même du film. Dans les autres plans, on aura beau chercher la moindre présence imperceptible du vent, les choses restent statiques et immobiles, et aucune brise ne soulève les jupes des filles ni les vêtements amples des hommes.

Il serait de plus inutile et abusif de procéder à une lecture symbolique du titre, donnant au vent une fonction métaphorique : vent du changement, vent de la révolte qui souffle sur cette ville auparavant paisible du Mali. Un seul rapport pourrait être suggéré, celui d’une force en œuvre dans le monde, qui échappe au contrôle des hommes, qui dépasse leur entendement, une force faite d’échos et de remous, qui surgit des profondeurs de la nature, et fait vivre les êtres humains dans sa présence impalpable et ensorcelante. Seule la musique du film a quelque chose à voir avec le vent, parce qu’elle est faite de mille échos brisés, parce qu’elle est brise invocatoire, dont la présence immatérielle donne parfois aux images une signification étrange, comme si la réalité était sans cesse dépassée par un souffle qui la transporte. Ainsi, certaines scènes très réalistes et presque banales de jeunes gens qui passent l’épreuve du bac acquièrent, en présence de cette musique surgie d’une profondeur insondable une autre valeur, indéterminée.
La façon même de filmer intègre donc la dimension mythologique ou surnaturelle. A la manière frontale qu’il a de filmer les scènes réalistes, Cissé fait succéder des plans où la caméra devient plus mobile, avec ces mouvements de travelling lents sur les arbres centenaires qui peuplent tout l’espace du plan, se dressant comme surgis du ciel et non plantés dans la terre. D’ailleurs cette manière mystique de filmer ne concerne pas seulement les éléments de la nature. Même le corps peut se transformer parfois en une surface dont la caméra explore les sinuosités et les saillies, cherchant à le parcourir comme s’il s’agissait du premier être humain qu’elle rencontre sur son chemin. Il en est ainsi de la scène de l’affrontement entre le père et le fils, où la caméra de Cissé, remontant tout au long du corps de Nianankoro, le dote d’une consistance minérale.
On a ainsi l’impression qu’il s’agit d’une réinvention constante du monde, une découverte pure et première d’images comme primitives. Le duel final est en effet celui qui existe entre la caméra et la réalité. Les films de Cissé sont ainsi la métaphore de la force ontologique du cinématographe.

L'oeil à la Caméra


ABC Africa de Abbas Kiarostami



Dans ABC Africa, on retrouve la triade sacrée que Kiarostami a placée au centre de son cinéma et qui travaille son œuvre d’une manière souterraine : la caméra, le regard et la réalité. De l’interaction entre ces trois éléments naît un film très personnel, qui correspond à la fois à la thématique et à l’esthétique des films de Kiarostami. On y retrouve les mêmes préoccupations qui travaillaient les films précédents : les réflexions sur le pouvoir de la caméra, sur le dispositif du cinéma et son rapport avec la réalité, sur le mouvement unique qui porte à la fois la caméra et le cinéaste vers la rencontre décisive d’une réalité en danger de mort et qu’il s’agit de sauver.
Comme dans Et la vie continue, le film est tout entier travaillé par une dialectique fondamentale, générée par la rencontre entre l’œil de la caméra, ici objet réel inscrit dans la matière diégétique, et le spectacle de la réalité, incarnée par les visages et les lieux de l’Afrique. Comme dans les précédents films, la caméra devient un personnage central du film. Dans « Et la vie continue », la caméra, médiatisée par le regard du cinéaste, ne se contentait pas d’enregistrer la réalité mais la suscitait, faisant même surgir d’entre les décombres du tremblement de terre des instants de vie qui échappaient à la destruction et à la mort, comme si dans ce combat entre la vie et la mort, le cinéma était là pour soutenir la vie, pour fixer à jamais ces instants de réalité vacillants et fragiles, pour donner une pérennité à ce qui est fuyant et inexorablement voué à la destruction. Dans ABC Africa, la place centrale de la caméra est d’autant plus importante que la nature du film, qui est une commande sur un sujet « humanitaire »[1] tend à la dessaisir de son pouvoir, en lui assignant une place limitée : celle de se conformer à la soi-disant objectivité du reportage, de ne pas intervenir en introduisant la subjectivité du cinéaste et son regard personnel sur le monde qu’il filme. Or Kiarostami déjoue ce piège en opérant un décalage constant entre deux instances dans le film : le discours de l’humanitaire qui impose de montrer une réalité tragique, insoutenable, de souffrance et de drames personnels, et l’impulsion rétive de la caméra qui se laisse dériver au gré des images et des mouvements qui l’assaillent de toutes parts, sans encadrement et sans rênes. Une des premières scènes du film nous montre l’équipe de tournage qui arrive dans un village de Kampala. Une voix off la guide vers des villageois assis par terre qui tiennent des billets de banque entre les mains. La voix nous explique que ces villageois font partie de la cellule créée par une ONG locale qui vient en aide aux enfants orphelins dont les parents sont morts du SIDA. La voix continue à détailler l’aide qu’elle apporte aux orphelins et aux familles. Soudain, la caméra se détourne et suit des enfants qui sautillent devant elle, qui se mettent à apprivoiser le cinéaste et son étrange objet, ils dansent, font les pitres, s’amusent. La caméra se laisse entraîner par eux, elle se laisse aller au gré de leur cavalcade ludique dans les rues poussiéreuses du village, elle enregistre tous les flux de réalité qu’elle rencontre : un homme ivre, un autre à l’expression grave, une femme qui passe avec son gosse sur le dos, un muletier, etc. Quelque chose de chaotique, de ludique et de débonnaire se dégage de ces mouvements soudain libérés, qui s’oppose au langage trop propagandiste du début. A la pose statique des villageois, assis sagement en face de la caméra pour se faire filmer et se conformer à l’image médiatique que l’on a de l’Afrique, Kiarostami oppose une réalité plus fugace qui l’entraîne dans une dérive d’images et de mouvements non ordonnés, non intentionnels, et donc obéissant à une pure captation de la réalité. Tout au long du film, ces deux instances ne cessent de s’opposer. Dans une autre scène, l’équipe du film se trouve dans un hôpital. On voit les visages de ces enfants hagards, hébétés par la fièvre et l’approche de la mort. Une porte s’ouvre et c’est le spectacle de la mort qui nous assaille. Pendant de longues minutes, Kiarostami filme une infirmière qui tente de mettre le cadavre d’un enfant dans un carton pour ensuite le transporter et l’enterrer. La lumière, le cadrage, tout concourt à donner à ces images une longueur solennelle et funeste. On se dit que désormais, le cinéaste s’attachera à filmer ces images tragiques, qu’au Carnaval bigarré du début se substituera cette procession lente et désolée. Mais non. Kiarostami monte tout de suite après des images colorées et vives d’une chorale, toute de jaune habillée, qui chante et danse des incantations religieuses. En détournant ainsi la commande, Kiarostami ne fait que rejoindre l’impulsion profonde de son cinéma, qui est cette croyance obstinée, presque magique, dans le pouvoir de l’image. C’est comme si la caméra devenait le soutènement de la vie, que son écran était la surface d’inscription indélébile d’instants et d’images uniques que le film tente de sauver de la déréliction. La caméra subjective qui épouse le regard du cinéaste devient en quelque sorte un aimant qui happe la réalité et l’hypnotise pour mieux en saisir l’image.
Cependant, une nouvelle dimension entre dans la composition du film, qui le rend légèrement différent des films précédents de Kiarostami. On sait qu’un des effets de signature de Kiarostami est cette mise en abyme du cinéma, cette dimension scopique qui permet au cinéaste de mettre en quelque sorte en questionnement le dispositif même du cinéma. Dans ABC Africa, la présence de la caméra ne cesse d’être soulignée comme pour en dénoncer à la fois le pouvoir coercitif et illusoire. Dans de nombreuses scènes du film, on voit d’abord les enfants intrigués regarder la caméra, on voit ensuite Kiarostami filmé en train de filmer les enfants, on voit en gros plan un visage puis le champ s’élargit pour laisser voir le metteur en scène inclu dans l’espace qu’il filme. Un autre souci que celui de la justesse soutend son intention : en devenant visible, le processus filmique permet ainsi au cinéaste de se saisir mieux d’une réalité inconnue en s’y incluant lui-même, en y inscrivant son équipe de tournage, ses cameramen, comme une image de leur transcription dans l’espace de l’Afrique et du film. Ces constants décadrages, en soulignant l’altérité et l’hétérogénéité de ces corps, ceux des enfants et ceux du cinéaste et de son équipe, mettent en scène non l’image de l’Afrique mais la tentative d’une équipe de tournage d’apprivoiser l’Afrique, de la saisir cinématographiquement. Comme Depardon, autre cinéaste « étranger » qui a filmé l’Afrique, Kiarostami cherche à introduire une subjectivité du filmage, opposée à la soi-disant neutralité et objectivité des reportages de télévision. C’est ainsi que dans Afrique comment ça va avec la douleur Depardon introduisait sa propre voix, non comme commentaire, mais comme trace sonore inscrite dans la matière même du film. Sa voix, comme venant d’outre-tombe, nous faisait pénétrer dans un monde d’ombres évanescentes et de fantômes des temps révolus. Depardon avait en effet déjà filmé l’Afrique plusieurs fois auparavant. Son dernier film était un retour vers ces lieux décrépits et dévastés par la guerre. Le cas est différent pour Kiarostami qui filme l’Afrique pour la première fois. Cependant, le dévoilement du processus de tournage procède de la même impulsion que chez Depardon : rendre visible la présence du cinéaste, faire que la terre de l’Afrique, ses enfants, ses visages et lui-même soient entremêlés dans une même image, comme une unité scellée, comme une soudure irréversible.
C’est également cette étrangeté du lieu qui amène Kiarostami à revisiter les techniques de cinéma, comme s’il découvrait en même temps la terre flamboyante de l’Afrique et la nécessité d’adapter son cadrage, sa lumière, à ces tonalités nouvelles. Dans l’une des séquences les plus belles du film, Kiarostami filme une conversation entre les membres de son équipe et lui. On les entend s’interroger sur le vécu des gens en Afrique, sur la présence du rythme naturel et surtout sur le rapport que les Africains entretiennent avec la lumière. Puis, au fur et à mesure que le jour s’éteint et que l’équipe s’engouffre dans les escaliers obscurs d’un hôtel vétuste, l’écran devient noir, mimant ainsi les sensations éprouvées par les personnes qui vivent dans le film. L’image devient comme un espace habitable, qui suggère les sensations éprouvées dans l’espace réel. Pendant 8 minutes, placé devant l’écran noir de l’image, le spectateur est introduit presque physiquement dans l’espace de l’Afrique, il est aussi privé de lumière que les villageois tâtonnent dans le noir à la recherche des objets familiers. Désorientés, happés par cet écran noir, on redécouvre ensuite la lumière, avec l’apparition d’un jour blême et pluvieux sur les plaines de l’Afrique. Dans les dernières séquences, Kiarostami filme longuement un enfant qui fait ses premiers pas, chancelant et pourtant obstiné. Tout le film est ainsi scandé par cette recherche de l’élémentaire, par cet équilibre instable des premiers pas qui arpentent le monde. Tout ABC Africa nous renvoie à un monde premier, aux sensations pures d’un univers à peine éclos, qu’on explore en tâtonnant.

[1] C’est en effet une commande de la FIDA (Fonds international de développement agricole) sur les enfants ougandais atteints de SIDA ou dont les parents sont morts de ce virus.

le cinéaste et le magicien


La voie lactée de Luis Bunuel


La voie lactée est un film étrange, à la fois satirique, mystique, surréaliste et mystérieux, dans lequel Luis Bunuel mélange les genres avec le même bonheur et la même exaltation que d’autres de ses films tels que Veridiana ou Belle de jour. On y retrouve cette même ironie, ce détournement des symboles et du discours chrétien en une espèce de pastiche drôle et irrévérencieux. Le christianisme est sans doute l’un des thèmes fétiches de Bunuel, qui l’intègre dans nombreux de ses films, soit d’une manière directe tel que Veridiana, où de nombreuses scènes sont une parodie de scènes de la Bible, soit d’une manière indirecte, par la critique sous-jacente des valeurs et des idées du catholicisme. La voie lactée est cependant le seul film de Bunuel qui soit entièrement consacré à l’illustration des croyances, des dogmes et des manifestations de la foi chrétienne. Le sujet du film est assez simple : deux pèlerins qui font à pied le pèlerinage vers Saint Jacques de Compostelle rencontrent sur leur chemin des personnages et vivent des scènes appartenant à des époques et à des périodes différentes de l’histoire chrétienne, et qui illustrent toutes les querelles théologiques et les contradictions entre différents dogmes de l’église catholique. Mais si l’intention de dénonciation et de ridiculisation de cette rhétorique dogmatique et de ces discussions interminables sur le principe de transsubstantiation, sur l’eucharistie, sur la nature de la Sainte trinité, sur l’existence des miracles sont dominantes dans le film et constituent des moments délectables d’ironie et de parodie, il ne s’agit là que d’un des aspects du film. Si Luis Bunuel s’était contenté de cette dimension purement critique de la religion chrétienne, son film n’aurait été qu’une dénonciation grossière du fanatisme religieux. Or le film tire sa force non de cette distance que le cinéaste introduit entre lui et les différents discours sur la foi, mais par la fascination que ce discours peut exercer. Il n’y a pas de vraie condamnation de la bêtise théologique, plutôt une sorte de perplexité admirative devant ces discours qui ont fait l’histoire du monde chrétien, et qui apparaissent aujourd’hui avec toute leur superbe absurdité aux yeux des modernes. Il y a surtout une fascination devant les immenses possibilités du cinéma. Bunuel entremêle avec un égal bonheur des scènes appartenant à des registres et des époques différentes, allant des scènes montrant un Christ débonnaire et humain, à des scènes Moyen age, passant à des évocations de sectes christiques vivant entièrement dans le culte de Jésus et parlant le latin, sautant ensuite vers la querelle théologique dans l’Eglise entre les partisans de la nature triple de la Sainte trinité et ceux du caractère unique et indivisible de Dieu, etc. Cette juxtaposition temporelle et thématique entre différentes scènes hétérogènes n’est cependant pas linéaire. Une espèce de contamination s’opère entre les personnages et les objets, certains d’entre eux passent d’une scène à l’autre, se transforment, faisant ainsi le lien entre des moments différents et hétérogènes. On a l’impression d’assister à un numéro de prestidigitateur, qui tire de son chapeau avec une égale conviction et enthousiasme un lapin, un sac en cuir, une courgette et un sapin de Noël. Le bonheur que l’on éprouve en visionnant La voie lactée tient à cette magie qui se fout de la vraisemblance, qui s’appuie uniquement sur la virtuosité du cinéaste et le caractère cocasse, beau ou frappant des scènes pour marquer durablement le spectateur.

Identité et destin


Mr. Klein de Joseph Losey


Ce qui paraît tout d’abord étonnant dans M. Klein, c’est le rythme avec lequel Josef Losey déroule son histoire, un rythme à la fois lent et oppressant, dans lequel les personnages se retrouvent pris comme dans une sorte de piège métaphysique, une gangue transparente et pourtant si physiquement tangible, qui les empêche d’entrevoir ne serait ce que l’espace d’un instant l’absurdité de leur destin et la fatalité du mal auquel ils succombent. C’est l’un des plus beaux et plus justes films que j’aie vus sur l’histoire tragique de la deuxième guerre mondiale. La beauté du film, sa beauté vénéneuse et froide si l’on peut dire, c’est qu’il opère une sorte de condensation métaphysique et esthétique du destin horrible et absurde des juifs dans cette période de l’histoire. Au lieu de dresser simplement les causes à la fois sociales, politiques, économiques qui ont conduit à cette catastrophe de la persécution puis de l’extermination des juifs d’Europe, d’une manière à la fois analytique et réaliste, Josef Losey opère une sorte de transmutation secrète des enjeux, leur donnant ainsi un relief rare, les rendants témoins de l’absurdité du destin humain en général. Le destin de M. Klein n’est pas seulement représentatif de l’histoire des juifs et de leur extermination pendant la deuxième guerre mondiale, il en est à la fois la somme et le dépassement, l’inscrivant dans le tragique humain en général. L’histoire du film : M. Klein, riche marchand de tableaux, vivant dans une luxueuse villa des beaux quartiers de Paris, reçoit un homme qui veut justement lui vendre un tableau. On comprend très vite qu’il s’agit d’un juif, et qu’à cause des nombreux ostracismes dont cette catégorie fait l’objet, il ne peut plus survivre qu’en vendant les tableaux de famille. Mr. Klein, joué avec la grâce féline et inquiète d’Alain Delon, avec la belle assurance de l’usurier, avec également l’insouciance et la superbe de l’homme qui se sait protégé par son identité contre l’identification au malheur des autres, lui offre pour le tableau un prix très en deçà de sa valeur réelle. L’homme, résigné, accepte, abattu mais digne. En raccompagnant l’homme à la porte, M. Klein trouve un journal, intitulé Les informations juives. Dès cet instant, l’engrenage terrible se met en place. Au fil des enquêtes et des rencontres que fait M. Klein, on découvre qu’un autre Robert Klein, juif, qui veut échapper à la police, a combiné une sorte de machination contre le premier Klein. Dès lors, celui-ci se trouve justement confronté à cette question de l’identité, brûlante et nécessaire, car d’elle dépend non seulement son bien-être psychologique, mais sa vie même. Le doute sur la pureté de sa race s’insinue en lui, en même temps qu’elle s’insinue, chose infiniment plus dangereuse, dans l’esprit de la police de Vichy. Ce qui frappe dans le film, c’est que l’horreur de l’assimilation absolue du juif à sa communauté, son amalgame dans cette identité considérée comme inférieure, n’est pas seulement une chose abstraite, disons le thème général du film. La question de l’identité devient la matière même du film, rendant ainsi transparent ce thème général. Il ne s’agit pas, comme dans de nombreux films historiques, de retracer le destin collectif à travers un destin individuel, de faire comprendre au public la grande histoire en montrant quelques personnages qui se trouvent pris dans les rets de cette histoire. Il s’agit de beaucoup plus que cela : la question de l’identité est la quintessence du destin de M. Klein et le destin des juifs. Par le doute jeté par son double sur ses origines, Mr. Klein est confronté d’une manière tangible à la signification de cette question : etes vous juif. On sait que de cette question de l’identité a dépendu la vie et la mort de millions de personnes, on sait que cette question est ce qui a permis de faire le tri terrible entre les vivants et les morts. Ainsi, la question de l’identité, enjeu, prétexte et finalité de la deuxième mondiale, est l’enjeu également du destin d’un personnage, de son salut ou de sa perdition, comme elle l’a été de millions d’autres personnes dans la réalité. La grandeur et la beauté de ce film tiennent à cette essentialisation : l’identité n’est plus seulement une idée schématique, globale, insaisissable par son abstraction même, elle est l’essence même du film et du personnage.
Le génie de Joseph Losey est qu’il réussit à rendre concrètement, esthétiquement, des idées ou des intuitions abstraites. Ainsi de l’idée de fatalité. Dans les tragédies grecques, qui ont le mieux figuré et représenté cette idée de fatalité, il s’agit d’un combat entre les dieux et les hommes, dont l’issue est toujours connue d’avance, de par la disproportion même entre les forces des deux parties opposées. L’homme se soulève, il se débat contre les forces qui l’enserrent et se jouent de lui, il surestime ses propres capacités et c’est cet aveuglement même qui le perd. Il se croit l’égal des dieux, le maître de son destin, mais il s’aperçoit trop tard que les dés étaient joués d’avance. Dans le film, l’idée de fatalité joue non seulement d’une manière rhétorique, mais également esthétique. On ne voit jamais le double de M. Klein, son homonyme abstrait qui manigance dans l’ombre. Il n’a pas de visage, même pas une silhouette, son nom seul indique qu’il appartient au royaume des vivants, de même qu’une voix, entendue au téléphone. On a l’impression que des forces occultes se sont dressées contre lui, si bien que le scénario, qui pourrait n’être que le scénario d’un film policier très bien conduit, ou d’un film historique dont on peut situer les enjeux uniquement dans la politique et le contexte international, devient également le scénario d’un film métaphysique, déroulant contre son personnage les forces implacables du destin, qui, malgré toutes ses dénégations, tous ses débats et son refus, le clouent sur place. Un autre élément permet de faire cette conclusion : de nombreux plans semblent en fait la préfiguration de ce qui va suivre, ce sont comme des indices jetés sur la trajectoire du personnage, et celui-ci ne peut que les suivre aveuglément, croyant résoudre son problème et ne faisant que s’enfoncer davantage dans le piège. Dans de nombreuses scènes du film, la caméra qui accomplissait auparavant un travelling latéral, accompagnant le personnage dans ses pérégrinations à la quête de la vérité, s’arrête soudain, et semble, par sa fixité même, par l’arrêt ou la suspension de l’action, par le projecteur qui jette une lumière blafarde sur le visage d’Alain Delon, traqué et blême, où seuls encore les yeux bleus de félins brillent d’un éclat intense, vouloir en quelque sorte arrêter l’action pour ne laisser que la fixe et implacable force de la fatalité agir. Ce mouvement et cette expression du visage d’Alain Delon se répéteront à la fin du film, lorsque M. Klein, poussé par la foule des déportés et par son désir de retrouver son homonyme, se retrouve enfermé dans le train qui va le mener visiblement aux camps de la mort. La dernière scène du film est l’ébranlement précipité de ce train, tandis que la caméra s’attarde sur le visage de statue d’Alain Delon, derrière les barreaux du train à bétail. Le personnage semble avoir rejoint finalement la fixité de son destin, qui n’a cessé d’être préfiguré et annoncé dès les premières images du film.

La dialectique des sentiments




Les temps qui changent d’André Téchiné

A sa manière à la fois sensible et épurée, Téchiné nous emmène encore une fois vers ce lieu qui est devenu l’ailleurs de son cinéma, vers Tanger, une ville qu’il avait déjà filmée dans Loin, et où il aime visiblement promener ses personnages dans cet espace qui est la limite entre la finitude et l’infini du monde. Cette fois, il s’agit d’Antoine, un entrepreneur qui vient dans la ville non pas à bord d’un camion comme dans Loin, mais en avion puis en Mercedes noire, signe de sa richesse et de sa prospérité. Mais comme dans loin, il vient à la recherche d’un absolu, d’un fantôme qui le hante depuis trente ans, et dont il ne peut se défaire, Cécile, la femme qu’il a aimée et dont le visage obsède son esprit. Sur cette trame à la fois romanesque et désuète, Téchiné construit un film d’une puissance rare, non seulement parce qu’il ne se laisse pas enfermer dans les tics et les poncifs du genre, mais parce que son lyrisme vibrant lui vient des contradictions même de son histoire, de sa manière à la fois lente et heurtée d’installer ses personnages. La beauté du film vient de sa totale ouverture vers l’ailleurs en même temps que d’une certaine opposition féconde entre les personnages et les situations.

Les oppositions sont claires dès le départ : Antoine est un homme dont le destin se déploie autour d’une seule idée fixe, Cécile. Le temps pour lui n’existe pas, car il n’a jamais pu tourner la page de cet amour, et il continue à nourrir sa vie du fantasme des retrouvailles. Son temps est figé, immobile, et Téchiné rend cette idée d’autant plus palpable qu’il lui oppose le mouvement permanent et quotidien d’Antoine, qui, de par son travail, se déplace sans cesse dans l’espace. L’opposition entre le temps intérieur, moulé dans la lave refroidie de l’amour, et le temps extérieur, soumis au perpétuel changement, donne consistance et matière à ce figement intérieur du personnage, qui autrement aurait été plus abstrait. De nombreuses scènes montrent Antoine dans son chantier, supervisant les travaux, marchant dans la boue et la fange, dans des réunions de travail, et ces scènes s’enchaînent avec d’autres où il est complètement mené par son obsession unique. Un autre élément contribue à construire cette opposition : il s’agit d’une part du métier qu’il exerce, et ensuite de l’incarnation même du personnage par Gérard Depardieu. Le métier d’entrepreneur est sans doute le moins romanesque qui soit, manier de gros blocs de béton, remuer la terre avec des machines gigantesques, sans parler du bruit proprement détestable que ces engins produisent, n’est pas, de prime abord, de nature à favoriser la poésie. La trivialité à la fois esthétique et éthique du métier est soulignée de nombreuses fois par Téchiné. C’est ainsi qu’Antoine, qui est en train de construire un centre médiatique dans la région, commandité par les autorités marocaines pour contrecarrer l’influence d’Al Jazira, déclare qu’il ne s’occupe pas de politique et que son but est uniquement d’exécuter l’ouvrage qu’on lui a commandé. Et pourtant, Téchiné dégage de ce travail une poésie rarement montrée au cinéma. Ce personnage qui construit, il le fait ensevelir dès la première scène du film sous les gravats de son chantier, signe que les évènements et la terre contiennent toujours une part insaisissable, de risque et de danger, de même que les sentiments contre lesquels le personnage ne peut que plier. Cet éboulement effrayant est ce qui, dès les premières scènes, vient ouvrir le film et le personnage à l’incontrôlable, à la défaite de toute maîtrise, au hasard. Téchiné aurait pu titrer son film Détruire, dit-elle, tant cette scène liminaire, qui est postérieure chronologiquement dans la narration, commence paradoxalement par la tabula rasa, par l’effraction brutale et tellurique des forces de la nature. De même, on pouvait difficilement imaginer au départ que l’acteur Depardieu pouvait incarner un personnage aussi transi d’amour, aussi possédé, au sens démonique du terme.
Certes, cet acteur vient d’une longue histoire, il a déjà incarné auparavant, dans sa féconde carrière, des personnages de possédés et de mystiques. Pialat dans Journal d’un curé de campagne lui a fait faire un parcours christique, et il avait incarné à merveille ce curé à la fois massif et maladroit, qui oppose à l’institution ecclésiastique la force butée de sa foi. Mais ce que l’on perçoit d’abord d’un acteur, c’est ce corps destiné à donner vie aux personnages, cette présence qui donne à voir le visible et l’invisible. Le corps massif et gargantuesque de Depardieu s’oppose ainsi à ce caractère éthéré et absolu de l’amour qu’il professe. Son amour est désincarné et transcendant, alors que la massivité et la charpente de son corps le rapprochent plus des amours picaresques que des rêves éthérés et éternels. La beauté du personnage vient de cette opposition entre son apparence et son essence, entre son ossature changeante et extérieure et la permanence de son rêve.

Si Antoine incarne la tentation de l’absolu, la recherche obstinée d’une éternité de l’amour, non soumis au changement, non évolutif, fixé dans une même éternelle stase, Cécile, elle, est à l’opposé de ce système. Elle a tourné la page de cet amour, elle a refait sa vie avec un autre homme, elle a eu un enfant, Sami, qui revient de Paris avec sa copine et l’enfant de sa copine. Cécile n’est certes pas heureuse dans son ménage, mais elle continue à se battre avec sa propre vie, pour avancer et ne pas se laisse engloutir par le chagrin et l’abattement. Son fils, lui, est homosexuel, il a un ami marocain qu’il rencontre dans la clandestinité, et avec lequel il partage une espèce de sensualité immédiate mais sans illusion. Il vit avec Nadia qu’il aime tendrement, comme une sœur. Celle-ci a également une histoire chargée derrière elle : elle est marocaine, mais elle a quitté son pays quelques années auparavant, pour aller vivre en France, sans doute à la recherche d’une liberté et d’une émancipation qu’elle n’avait pas réussi à réaliser dans son pays. Elle est aussi toxicomane, et elle a une sœur jumelle qui refuse de la voir, préférant une séparation radicale au déchirement des départs. La touffeur de la narration du côté de Cécile s’oppose au caractère ténu et presque inconsistant du côté d’Antoine. En somme, c’est une espèce d’exploration des possibilités de la vie, des germinations qu’elle engendre, à l’infini, comme si Téchiné, en s’attardant sur ces histoires parallèles, voulait également faire saisir tous les développements que la vie réelle engendre, et qui, une fois la machine mise en branle, peuvent se décliner dans des possibilités d’être multiples. La démultiplication du récit est la manifestation même du destin et du choix de Cécile.

L’opposition entre l’absolu et le relatif, le transcendant et l’immanent, le permanent et le changeant, le réalisme et l’idéalisme, incarnée par les deux personnages, n’est cependant pas aussi tranchée qu’il y paraît à première vue, et Téchiné est un cinéaste qui croit trop aux possibilités du cinéma pour rester dans une problématique aussi antithétique et pour laisser les personnages dans des positions aussi manichéennes. Il lui fallait un événement donnant lieu à une dialectique, c’est-à-dire, à l’entrecroisement des deux logiques, et peut-être même à leur fusion dans un même mouvement. Cet événement, ce sera l’éboulement du chantier, et l’ensevelissement d’Antoine sous des tonnes de terre, scène comme on avait dit liminaire, non seulement parce qu’elle ouvre le film, mais parce qu’elle constitue le pivot même du récit, permettant ainsi, dans la lave de la terre, dans la fange matérielle, dans le travail déchaîné de la matière, de malaxer la nature et l’histoire des deux personnages, donnant ainsi forme à une nouvelle trajectoire, imprévisible et inimaginable au départ. La beauté du film de Téchiné tient aussi à cette manière d’utiliser la métaphore cinématographique comme une force génératrice de sens et de mouvement du récit. Toute la matière du film est ainsi enrichie par ce fertiliseur si puissant au cinéma qui s’appelle le montage, et qui permet d’ébranler les certitudes et les schémas trop figés du scénario. La dernière image du film est celle des mains des deux personnages, entremêlées l’une dans l’autre, remplissant l’écran de l’image de cette union impromptue et sans doute périssable.

Si l’on revient au montage, on s’aperçoit que Les temps qui changent est caractérisé par de nombreux inserts, qui couvrent le film sur l’invisible. Il est ainsi traversé par des scènes qui sont autant de brèches où s’engouffre l’impalpable. La mise en scène de la violence des sentiments se fait à travers des images décalées de la violence. Dans de nombreuses scènes du film, l’irruption d’images sacrificielles, comme l’égorgement du mouton, le sang qui coule et imprègne la terre, les chiens enragés qui courent derrière Sami et le mordent, les engins qui remuent les entrailles de la terre, autant d’occurrences de cette réalité spasmodique et meurtrière. Si la caméra de Téchiné est traversée ainsi par la tentation du très-bas, si une force d’attraction la fait basculer soudainement vers le sol pour enregistrer méthodiquement tout ce qu’il enferme comme vie grouillante et maudite, ce n’est que pour alimenter cet autre mouvement, sans doute plus ténu et invisible, qui la porte vers l’ailleurs, vers l’au-delà de l’espace, vers l’inexplicable et les sortilèges de l’infini. C’est ainsi que dans de nombreuses scènes du film, un mouvement panoramique, qui débute sur la terre ferme et les chemins serpentés de Tanger, finit sur l’image de la mer, ouvrant ainsi la scène à la respiration de l’ailleurs. De même, on pourrait penser que le choix de Tanger comme ville diégetique contribue à cette ouverture, puisque Tanger est à la fois la limite ou la pointe de l’Afrique, mais aussi le point de départ des immigrés vers l’Europe, c’est-à-dire vers le rêve, vers une vie fantasmée, vers les mirages de l’existence. Le choix de la ville inscrit ainsi, dans la topographie même du lieu, cette dialectique de l’ici-bas et de l’au-delà, que Téchiné n’a cessé d’explorer et de mettre en scène tout au long de son film.
A quoi reconnaît-on une grande œuvre ? sans doute à la rencontre du style et de l’idée, qui permet ainsi de retrouver, dans tous les éléments de la mise en scène, l’impulsion première du récit, et qui se décline ainsi, s’infiltrant dans le moindre élément du film. La construction à la fois rigoureuse et écorchée des Temps qui changent permet de comprendre la cohérence intérieure de cette œuvre majeure.

La représentation complexe de l’histoire palestinienne


La porte du soleil de Yousri Nasrallah

Godard faisait dire à un personnage de son dernier film, « Notre Musique », qu’en 1948 les palestiniens sont sortis de la fiction et entrés dans le documentaire. Par cette formule, il voulait dire que la perte du lieu équivalait également pour eux à la perte du sens du récit. Leur histoire éclatée ne pouvait plus désormais être saisie que par les images d’actualité de la télévision qui reproduit inlassablement le même chaos, les mêmes images répétitives de mort et de destruction. Avec « La porte du soleil », Yousri Nasrallah vient de leur restituer en quelque sorte le pouvoir de fiction perdu, en incarnant le lieu de la perte, en lui rendant chair et existence dans la mémoire collective. Il s’agit en quelque sorte du film des origines, du film qui restitue l’image originelle. Un film qui en désignant le lieu de la perte permet au récit de commencer, et aux personnages de vivre une multiplicité d’histoires parallèles, qui s’entremêlent, s’entrecroisent et se superposent, formant ainsi une fresque épique et tragique d’une rare densité narrative et visuelle.

Transmutation filmique du récit romanesque

Le film est une adaptation du roman éponyme d’Elias Khoury, qui est l’épopée de l’exode palestinien. Le dispositif narratif du roman ainsi que du film consiste à mettre en scène l’histoire palestinienne à travers le récit qu’en fait Docteur Khalil, le personnage narrateur, à Younès qui représente la figure du résistant palestinien de la première heure, tombé cependant dans le coma à la suite d’une embolie cérébrale. Dr. Khalil tente de le maintenir en vie en lui racontant toute son histoire et celle de la Palestine. Dans le livre ainsi que dans le film, c’est le récit fait à un gisant qui doit ainsi faire revivre la mémoire. La visée thérapeutique est donc commune au roman et au film : la mise en récit permet d’insuffler de la vie dans une histoire moribonde qui n’est plus que l’icône pâle et décharnée de l’histoire dense et tragique des palestiniens.
Cependant, la structure du roman et du film est différente. Dans le roman, il s’agit d’éclats de pensées qui traversent la conscience de Khalil, le personnage narrateur, et dans lesquelles se télescopent et s’entremêlent à la fois son histoire personnelle et celle de Younès, ainsi qu’une multiplicité d’autres histoires tragiques et d’autres trajectoires de l’exode et de l’exil des Palestiniens. Dans le roman, l’éclatement du récit correspond également au caractère fragmenté et éclaté de l’histoire palestinienne. La beauté du roman d’Elias Khoury est qu’il substitue à l’Histoire de la Palestine les histoires multiples, fragmentées et tentaculaires des palestiniens. La voix unique du narrateur principal, laisse souvent la place à une espèce de polyphonie, les personnages parlant directement à travers la voix de Khalil, devenue transparente. Chaque histoire raconte un moment précis de la tragédie palestinienne, de l’expulsion de Galilée, en passant par la déroute des troupes arabes, la guerre du Liban, etc. Mais il n’y a, dans le roman, aucun souci de reconstitution historique des faits, il y a seulement, de la part d’Elias Khoury, une volonté de faire dire à ses personnages l’impensable, cet événement qu’aucun de ceux qui l’ont vécu n’a pu comprendre, et qui revient sans cesse sous forme d’images mentales et de ressassement de la même pensée.
La construction narrative du film est beaucoup plus structurée. Yousri Nasrallah a ainsi concentré le récit autour des deux personnages principaux du roman, à savoir Younès et docteur Khalil. La construction du film en deux parties correspond ainsi à une stratégie cinématographique. Il y a eu resserrement du récit qui se concentre autour de deux histoires principales, qui parlent de deux époques différentes de l’histoire palestinienne, la première articulée autour de l’exode, la deuxième autour de la diaspora palestinienne au Liban. Si le souci principal d’Elias Khoury est de donner une voix à ceux qui n’ont pas de voix, de rassembler le maximum d’histoires palestiniennes et de les mettre en récit, le souci du cinéaste est d’incarner, au moyen d’images, deux trajectoires représentatives de l’histoire palestinienne.



Epaisseur symbolique et histoire du cinéma


Docteur Khalil débute ainsi son récit « tout commence en Palestine » et l’on voit alors les images superbes de magnificence d’un immense plateau vallonné, dans lequel court un garçon. L’image semble nimbée d’une beauté extraordinaire, presque magique. Les couleurs de la montagne, le soleil couchant, l’espèce de majesté grandiose qui s’en dégage renvoient à une grandeur toute mythique. « Tout commence en Palestine », ainsi s’ouvre le récit, avec cet incipit qui nous rappelle les contes. C’est comme si le verbe se transformait en image. C’est là la force ontologique du cinéma par rapport au roman : c’est qu’il incarne ce fantôme qui hante la conscience arabe et palestinienne depuis longtemps, qu’il le restitue dans son intégralité à la fois visuelle et historique. Yousri Nasrallah, tout en restituant symboliquement aux Palestiniens le lieu de la fiction, permet également de donner à leur histoire une dimension universelle, en l’intégrant dans les universaux de l’amour, du sacrifice et de la compassion. Il évite ainsi tous les écueils qui guettent le film vue sa charge politique. Le discours univoque sur la Palestine, avec cette exaltation du martyre et la fixation névrotique sur la victimisation, est déjoué par la profondeur à la fois symbolique et stylistique de la mise en scène.

Commençons d’abord par le symbolique. Ce qui fait la beauté fascinante et la grandeur du film de Yousri Nasrallah, c’est que deux niveaux de récits se superposent sans cesse, qui correspondent également à deux niveaux de la narration: le niveau réaliste, cherchant à représenter cette histoire qui souffre justement d’un déficit de représentation, en mettant en scène les différents épisodes qui ont jalonné la tragédie palestinienne, depuis l’exode en 48, jusqu’aux accords d’Oslo, en passant par la formation des Fédayins, la guerre fratricide du Liban, la défaite des palestiniens et leur nouvel exil vers Tunis, etc. Mais une autre instance travaille en profondeur le récit, en dépassant la simple représentation de l’histoire palestinienne et en l’insérant dans une dimension plus mythique, par quoi elle rejoint les universaux humains de l’amour, de la mort et de la perte.
Les premières images du film révèlent cette densité mythologique. Younès et Khalil, les deux personnages principaux, les deux incarnations de la figure du héros, le premier pur et le deuxième impur, mangent des oranges. La même scène ouvre les deux parties du film, c’est dire son importance fondatrice dans l’économie du récit. Sa puissance symbolique est doublée d’une beauté visuelle frappante et au départ inexplicable. Ces oranges, on le comprendra dans la deuxième partie du film, sont emblématiques de la Palestine, elles réfèrent symboliquement aux oranges qu’Om Hassan a cueillies dans le verger de sa maison désormais habitée par une juive libanaise, et qu’elle ramène dans son camp de réfugié au Liban, allégorie élémentaire de la terre perdue et en même temps trophée sacré de l’espoir dans le retour. Om Hassan les avaient accrochées au mur, et avait interdit formellement d’y toucher. Younès et Khalil transgressent cette interdiction en faisant un festin d’oranges. Les deux héros consomment ainsi une espèce d’hostie, ils intègrent dans leur organisme le corps même de la patrie perdue. Que la scène d’ouverture du film soit cette image de l’anthropophagie rituelle, de l’absorption symbolique du corps de la patrie dans le corps même des deux héros n’est pas un hasard. C’est la métaphore même de la coalescence entre l’histoire individuelle et l’histoire collective, entre l’affectif et le politique, entre le mythe et la réalité. C’est la réunion charnelle, indivisible, des personnages et de leur patrie perdue. Au-delà de la superposition des niveaux narratifs entre le personnel et le collectif, c’est donc à leur fusion qu’on assiste, une union scellée symboliquement par l’image, qui n’aura de cesse de montrer, avec délicatesse et furie, la tragédie humaine vécue par ce peuple. On peut lire également cette image au niveau méta-diégétique. Lorsque Younès dit à Khalil « viens, mangeons la Palestine avant qu’elle ne nous mange », il s’agit d’une tentative de désacralisation d’une terre devenue idée désincarnée. Cette terre transformée en symbole figé dans les esprits non seulement des Palestiniens mais de tout le peuple arabe, réduite trop souvent à une cause, et récupérée par le discours d’idéologies contradictoires, le film cherche à l’absorber pour en faire la matière même de la fiction. Elle devient ainsi terre nourricière au lieu de n’être que la relique lointaine de la terre perdue. Par cette belle ouverture doublement métaphorique, Nasrallah désigne à la fois son projet et son style. Le film n’aura de cesse d’utiliser ainsi des métaphores visuelles très fortes, pour déjouer tous les discours schématiques et ouvrir la fiction à une poésie tragique.
Le corps est ainsi le lieu dans lequel s’inscrit la tragédie. Younès grave sur son bras, en des lettres de feu indélébiles, la date fatidique de la destruction de son village et du début de l’exode. Khalil porte sur son dos la blessure indélébile de la guerre du Liban. De même que Selim, le saltimbanque Chahinien, rejoue avec une bouffonnerie surréelle le moment terrible du massacre de Sabra et Chatila. Ses cheveux blancs qui redeviennent noirs comme jais à la faveur d’un champoing de charlatan, sont la métaphore même, comme on le découvrira plus loin dans le récit, de cette atrocité qu’il a vécue enfant : les cadavres entassés sur lui et autour de lui à la suite du massacre, que les ambulanciers sont venus couvrir de chaux blanche pour masquer leur puanteur, et qu’ils ont recouvert ensuite de terre noire. Ce n’est donc pas le massacre que l’on voit mais sa reproduction décalée, imagée, métaphorique.
La superposition des registres réaliste et métaphorique apparaît également par l’insertion de certaines images de type iconographique. Dans de nombreux moments du récit, les héros du film acquièrent le statut d’icônes. Il s’agit souvent de scènes fortement soulignées par le cinéaste, à des moments clés de sa représentation de l’histoire palestinienne. Il en est ainsi lors de la scène où Nahila, l’héroïne féminine de la première partie du film, suivie par tous les autres villageois, refuse de se réfugier au Liban et décide de retourner à Dir al Asad, le village dans lequel ils ont trouvé refuge après le bombardement et la destruction de leurs maisons à Ain Zeitoun. Le cinéaste filme d’abord le plan général de la foule avançant en colonne dans le chemin désertique du retour, ensuite en un plan plus rapproché, on voit Nahila en guenilles brandissant une espèce de bâton, les cheveux en bataille, le visage enflammé, avançant d’un air déterminé sur la route. Cette image ne peut que renvoyer à un tableau très célèbre, celui de la Liberté guidant le peuple d’Eugène Delacroix, dans lequel une autre femme, symbole de la Révolution française, avançait de même à la tête de la foule. Cette scène est poignante parce qu’elle renvoie à la fois à la trajectoire particulière du peuple palestinien mais aussi parce qu’elle évoque, d’une manière très subtile, d’autres contextes, rendant ainsi à leur histoire une épaisseur universelle. De même, la séquence de l’enfant trouvé par Om Hassan au milieu de la forêt renforce ce caractère mythologique. Elle renvoie à tous les récits de prophètes sauvés par la providence et recueillis par des âmes charitables.
Il y a donc un souci constant chez Yousri Nasrallah d’insérer le film dans une histoire des images, et surtout dans une histoire du cinéma. Toute la première partie du récit, notamment dans la mise en scène de l’exode, renvoie, comme par un effet de miroir, aux nombreux films hollywoodiens qui ont représenté des histoires tirées de la Bible. On pense notamment aux Dix commandements de Cecile B. de Mille.
Ce souci correspond également, à mon avis, à un parti pris politique. Il s’agit de souligner le parallélisme entre l’histoire des juifs et l’histoire des palestiniens par la reprise de la représentation de la première dans l’histoire du cinéma occidental. La manière de filmer les réfugiés palestiniens et leur longue errance dans les plaines et les forêts de Galilée ne peut que placer face à face la représentation de l’histoire des juifs et celle des palestiniens. C’est une manière de souligner à la fois la tragédie et l’ironie de cette histoire, dans laquelle un peuple se substitue à un autre sur cette même terre de Palestine, et par cette substitution condamne l’autre peuple à reproduire la même histoire d’errance et d’exil. Dans ce sens, le film de Nasrallah est fondateur de la représentation de l’histoire palestinienne, non seulement par sa totalité et sa complexité, mais aussi par son insertion dans une histoire du cinéma. Le cinéaste réussit ainsi un double objectif, à la fois cinématographique et politique : il enracine le récit de l’histoire des Palestiniens dans une tradition narrative séculaire, par les nombreuses références bibliques qu’il contient ; il l’insère également dans une histoire du cinéma par une projection inversée des nombreux films tirés de la Bible et qui traitent de l’exode juif ; la dimension politique se lit ainsi en filigrane, dans cet effet de miroir que le cinéaste établit si subtilement entre l’histoire juive et l’histoire des Palestiniens.

La construction en deux parties : de l’épopée de l’exil à l’éclatement de la diaspora
Comme on l’a déjà souligné, le film se construit en deux parties clairement opposées à la fois par leur matière et leur mise en scène. La première partie, l’épopée de l’exil, retrace avec un style d’un lyrisme vibrant les événements qui ont mené à la Nakba, à travers l’histoire d’amour de Nahila et de Younès. Mariés très jeunes, à peine sortis de l’enfance, ils n’ont cessé d’être séparés par les évènements politiques. Younès est un combattant, il se bat d’abord contre les Anglais, ensuite contre l’armée israélienne qui vient terroriser la population palestinienne pour l’obliger à abandonner ses villages et à partir vers le Liban. Ils se retrouvent de temps en temps, à la faveur des retours de Younès dans son village natal. Mais leur histoire d’amour ne naît vraiment qu’après l’exode, lorsque Nahila et les parents de Younès décident de retourner au village tandis que lui continue de se battre en Galilée avant d’être emprisonné par l’armée syrienne. Il décide ensuite de faire quelques incursions vers son village natal en Palestine et de retrouver Nahila. C’est à ce moment-là que leur histoire d’amour commence. Ils se retrouvent dans une caverne et s’aiment passionnément, célèbrent à nouveau un mariage rituel qui est d’ordre plus intime et plus pur que leur mariage officiel. La caverne est un lieu mythique, l’endroit où leur idylle peut se déployer, comme dans une bulle de pureté, immaculée, intouchable et inaccessible. C’est un lieu d’évasion et de rêve qui donne au récit toute sa splendeur et permet le maintien d’un lien avec la terre. Il est d’ailleurs intéressant de voir comment Yousri Nasrallah filme cet endroit. L’éclairage très sombre, strié de temps en temps par la lumière d’une bougie qui ne laisse voir que des silhouettes floues, les gestes lents, doux et l’atmosphère apnéique qui imprègne le tout contribuent à former une espèce de bulle qui contraste avec le monde extérieur rempli de bruits et de fureur. Celui-ci n’est cependant pas absent, et vient harceler les personnages même dans leur retraite. Cependant, malgré tous les drames qui se jouent dans leur vie, l’existence de ce refuge donne à la première partie cette profondeur mythique et cette respiration de paix provisoire et précaire. Dans la première partie, la caverne, lieu de la passion et de l’idylle, le seul morceau de terre en Palestine intègre et pur, comme le dira Nahila à la fin du film, fonctionne à la fois comme la métaphore de la pureté et comme l’horizon du retour éventuel, comme l’espoir d’une possible réappropriation souveraine de la terre.

La deuxième partie du film est beaucoup moins linéaire. L’éclatement du récit, sa démultiplication, la mise en scène au style plutôt baroque, avec une rupture du déroulement chronologique du récit renvoient, au niveau politique, à la perte de la pureté originelle, à l’enlisement de la cause palestinienne dans un devenir de plus en plus incertain. L’héroïsme, la pureté, l’amour et le combat perdent leur caractère idyllique, sont entachés en quelque sorte par une réalité sordide, et dont la lecture devient de moins en moins limpide et univoque. Le rêve n’est plus possible, de même que la croyance en l’héroïsme comme action libératrice. La lecture du réel est brouillée par un ensemble de conflits meurtriers et fratricides. Le Docteur Khalil ne possède plus cette aura des héros de légende. Il est malmené, humilié par l’inspecteur de police qui le renvoie à son imposture et à sa lâcheté. Il lui rappelle ainsi que sa qualification de Docteur est une usurpation, puisqu’il n’a fait que suivre un stage « d’infirmerie révolutionnaire » en Chine. Il lui reproche d’avoir abandonné ses camarades, partis en exil à la suite de la guerre du Liban. Son histoire d’amour finit dans le sang, puisque Chams sa bien aimée tue son amant avant d’être assassinée sauvagement par une centaine de rafales des balles de combattants palestiniens. Il s’embourbe comme ses camarades dans une guerre du Liban absurde. Et même lorsqu’il proclame à la face du monde, à la suite des premiers pas de l’homme sur la lune, que les êtres humains sont devenus des dieux, il est vite ramené à la réalité par le militaire qui l’oblige à ramper en criant Allah Akbar pour racheter son sacrilège. C’est le double en négatif de Younès, un antihéros qui ne peut plus opposer à l’horreur du réel la splendeur du rêve.
C’est parce que le réel ne possède plus cette aura mythique du passé héroïque et pur que sa lecture est brouillée par un ensemble de discours contradictoires. Le caractère équivoque de la réalité est souligné par un certain décalage dans les scènes. C’est ainsi que dans la première partie du film, lors de la scène où Chams assassine son amant, elle l’appelle et lorsqu’il sort de la maison, elle lui tire une balle en pleine poitrine et se sauve. Cette scène est filmée une deuxième fois dans la deuxième partie, mais cette fois-ci lorsque Chams appelle son amant, celui-ci ouvre la fenêtre de sa maison, accompagné de sa femme, et ne sort qu’ensuite de sa maison pour être tué par Chams. On voit alors la femme de l’amant qui se précipite et hurle devant le corps de son mari, en criant fort que Chams l’a tué de trois balles. Ces différentes versions d’un même événement révèlent la dislocation de la réalité dans des interprétations contradictoires, à mesure que l’image originelle de la Palestine s’éloigne de la mémoire. Le désordre narratif qui s’installe dans la deuxième partie du film est le reflet de cette déconstruction du récit et de l’image de la Palestine. On sait que la déconstruction est un concept important de la modernité[1]. Elle est fondamentalement un questionnement permanent du rapport à la vérité et au monde. Nasrallah opère à la fois une mise en récit et une mise en question de la Palestine. Les deux parties correspondent non seulement à deux époques différentes de l’histoire palestinienne, elles sont également le reflet de deux manières de faire du cinéma. Le classicisme de la première traduit ainsi le besoin d’un récit linéaire, à la fois dense et structuré, qui construit la mémoire mythique de la Palestine. Le baroque de la deuxième est le reflet de cette nécessaire mise en question du rapport à cette même histoire et la déconstruction salutaire du symbolisme trop facile de la « cause palestinienne ». La modernité cinématographique du film consiste ainsi à instiller de l’hétérogène et de la discordance dans l
[1] C'est l'œuvre de Derrida qui a systématisé l'usage du concept de déconstruction et en a théorisé la pratique.

Le Grand Pardon



Daratt de Mohamed Salah Haroun


Le jour où la Commission Vérité et Réconciliation annonce à la radio une amnistie générale au Tchad pour tous les criminels de la guerre civile qui a sévi dans le pays dans les années 80, un grand père ordonne à son petit-fils, Atim, d’accomplir une mission vitale : partir pour Ndjamena se venger de l’assassin de son père. Sur le canevas de cette histoire qui gravite entre le politique et l’intime, le cinéaste tisse un film d’une grande beauté visuelle, qui se maintient sur un fil ténu entre la surcharge du sens et l’épure des plans. Atim finit par retrouver la trace de Nassara (la présence féline des deux acteurs est à elle seule une splendeur). Celui-ci l’engage comme apprenti boulanger et lui apprend les rudiments du métier.

Entre l’adolescent ombrageux et taciturne qui n’a que la vengeance comme obsession et l’assassin repenti qui tente de racheter son passé de violence par une conduite pieuse et des élans de charité, une relation complexe s’installe tout au long du film. Dans la chaleur étouffante des fournaises, dans ce mélange de sueur, de torpeur et de labeur le désir de vengeance, les horreurs du passé et les pulsions de mort se délitent, sont pétries comme le pain pour donner lieu à un autre sentiment, à une nouvelle conscience : celle du pardon. La beauté splendide du film réside dans cette correspondance entre l’enjeu intime des consciences et le tissage répétitif du quotidien, entre le mental et le manuel, entre la torture morale de la vengeance et l’apaisement dans les gestes les plus élémentaires. Le cinéaste, en de longs plans attentifs et tendus installe ces deux corps rutilants dans cet espace limite, dans cette promiscuité torride qui peu à peu les transforme.

Ce n’est pas un hasard si le cinéaste a choisi le métier et le travail du pain comme force de transmission. Les scènes où les deux personnages travaillent côte à côte pour donner vie à cette matière élémentaire et millénaire sont parmi les plus belles de tout le film, parce qu’elles placent les relations entre les personnages dans cette dialectique entre les forces de vie et les forces de mort. Comme si la rédemption devait d’abord passer par la transmission de la vie. Le thème de la transmission est d’ailleurs présent tout au long du film. Au grand-père qui ne transmet à Atim qu’un pistolet, symbole de ce passé de violence et de haine, s’oppose Nassara qui lui transmet un métier et lui donne ainsi les moyens de sortir de la délinquance dans laquelle il était tombé en arrivant à Ndjamena.

Le film est également riche non seulement par sa thématique et ses nombreuses trouvailles mais également par sa condensation de sens et de genres: il est à la fois un huis-clos policier, un film aux dimensions politiques et sociales multiples, une réflexion sur le pardon et l’amnistie, et surtout un de ces films d’affrontement entre les personnages, faits de ballets silencieux des corps et de jeux de regards suspendus. Il atteint parfois un tel niveau d’abstraction qu’on pourrait penser à un Bergman africain.