samedi 5 décembre 2009

Le Chaos règne dans l'esprit de Lars Van Trier





Antichrist de Lars Van Trier



Antichirist est un film gâché par le génie même de son réalisateur. L’histoire et le filmage avaient pourtant démarré sur les chapeaux de roue, une beauté plastique et visuelle hors norme se dégageait des premières images du film. Un couple, un homme et une femme, filmés au ralenti en noir et blanc sur le fond d’une musique de Haendel, font l’amour dans un salle de bain, tandis que leur enfant, livré à lui-même, sort de sa chambre et se jette d’une fenêtre. Les premières images sont belles de par le contraste qu’elles opèrent : contraste entre le découpage haché et rapide, les plans secs, la caméra renversée, et la lenteur du ralenti ; contraste entre l’aspect clinique, hygiénique, profane du lieu dans lequel le couple fait l’amour, cette salle de bain blanche, et le lyrisme de la musique qui semble nous transporter dans un espace temps métaphysique et archétypal. Contraste entre les plans horizontaux du couple en train de copuler, renversés sur leur lave-linge, et la verticalité de la chute de l’enfant, happé, absorbé par le vide.
L’extrême stylisation de la mise en scène dans cet incipit au film renvoie le spectateur à une sorte d’image originelle, prélude à une plongée dans les abîmes de l’inconscient. Cependant, dès les premières images un problème surgit, qui gâche déjà le plaisir visuel : le montage parallèle entre le couple faisant l’amour et l’enfant qui meurt établit une relation de cause à effet entre ces deux phénomènes, l’amour et la mort, désigne déjà les thèmes de la culpabilité, inscrite dans un référent culturel judéo-chrétien trop évident pour ne pas être louche. Le cinéaste place déjà ses personnages dans un carcan symbolique trop dogmatique, les enserre dans l’orbite omnisciente, culpabilisante, surplombante de l’œil de la caméra. Les thèmes d’Eros et thanatos, de la copulation et de la chute, de la faute originelle, sont dès lors le moteur du film et du scénario, et vont lâcher dans le film leur poison moralisateur.
Après cette ouverture stylistiquement réussie et thématiquement dérangeante, le cinéaste nous place face à ce couple qui tente de survivre à la mort de l’enfant et de vivre avec le sentiment de faute. Elle (Charlotte Gainsbourg, absolument épatante) est prise de phobies diverses, elle est en proie au délire et à une douleur écrasante, totalement immaîtrisable ; Lui psychothérapeute tendance cognitiviste-comportementaliste, tente de lui venir en aide par des exercices divers (contrôle de la respiration ; confrontation avec les images qui lui font peur , etc). Afin d’endiguer les forces de l’inconscient qui travaillent l’esprit et l’être de sa femme, il croit bon de l’emmener vers Eden, un endroit dans la forêt où le couple avait connu jadis le bonheur avec son enfant, afin de la confronter avec les images même de son passé et ainsi de les désamorcer, croit-il, avec cet optimisme irritant du positivisme scientifique. Mais les choses se passent autrement : à Eden, les forces du mal se déchaînent ; de même que se déchaîne l’imagination délirante, morbide, répugnante d’un cinéaste qui ne sait plus où donner de la tête dans le fatras idéologique, symbolique et référentiel dans lequel il s’empêtre. En fait, ce qui fait problème dans le film c’est que le cinéaste tout autant que ses personnages sont en proie à des tendances délirantes. Le film traite avec une surcharge symbolique lourde des thèmes divers, assemblés et empilés les uns sur les autres, en un amas indigeste : il amalgame une psychanalyse de bazar, dont on ne sait plus en fin de compte si elle participe de Freud ou de Jung, tant le cinéaste s’emmêle les pinceaux dans les diverses références aux thématiques psychanalytiques (ainsi, l’inconscient collectif et les thèmes de l’archétype, du symbolisme animiste chers à Jung et la présence de résidus freudiens tels que la sexualité en tant que moteur des névroses individuelles) ; une thématique judéo-chrétienne, sans queue ni tête, mêlant les imageries du Christ, de la sorcellerie, les symboles de la croix, de la roue de la torture, etc ; une imagerie naturaliste et écologiste, avec des animaux qui parlent, une nature que le cinéaste veut bruissante de présence mais qu’il rend vrombissante et tonitruante. En somme, le « Chaos règne », non pas dans la nature externe et interne, comme le suggère le renard parlant dans le film (scène qui a fait ricaner pas mal de gens dans la salle tant elle était grotesque) mais dans l’esprit de Lars Van Trier.
Et puis, le mélange des genres est tout aussi déroutant et lourdingue que les divers arrières fond culturels et symboliques dont le film est surchargé. La première partie est plutôt bergmanienne, rejouant la confrontation entre le couple et le déchirement qu’il génère, avec cette étude clinique réussie des différences entre les réactions de l’homme et de la femme face à la douleur (un peu cliché quand même, mais bon); ensuite, il vire vers une tendance plus tarkovskienne, lorsque les deux personnages partent vers Eden pour découvrir les forces naturelles qui sont en eux, un peu à la manière de Solaris ; vers la fin, le film vire carrément vers le film d’horreur et gore, il est aussi débile et sans fond que « massacre à la trançonneuse », la prétention intellectuelle et artistique en plus.
A la fin du film, le spectateur sort lessivé par tant d’images chaotiques et laides, assommé par le martelage symbolique du cinéaste.

mercredi 21 octobre 2009

4 NUITS AVEC ANNA, de Jerszy Skolimowski





Dans un village sombre en Pologne, un villageois rustre et taciturne, Leon Okrasa, tombe amoureux d’une infirmière logée juste en face de chez lui et qu’il avait été accusé 4 ans auparavant, à tort, d’avoir violée. Sur cette trame à la fois poétique et réaliste, le cinéaste tisse une histoire d’une extrême finesse et raffinement, d’une extrême tendresse pour ses personnages plongés dans un monde sinistre et violent. On est dans un univers proche de Pialat et de Keslowski, au plus près de l’âpreté des hommes et des paysages, au plus près aussi de l’amour, de la conversion, de la rédemption. On suit le chemin que fait chaque nuit Okrasa pour s’introduire dans la chambre de cette femme qu’il avait longtemps contemplée de sa grange crasseuse, cette même femme qui l’avait plongé, à son insu, dans la violence carcérale et l’horreur absurde de son accusation. Le film est donc fait, on s’en doute, de cette dialectique des univers opposés : opposition entre la violence du monde dans lequel vivent ces deux êtres qui ont subi dans leur chair l’effraction dans leur intimité, violence de ces paysages sinistres, moroses, comme rescapés d’une catastrophe qui a banni toute tendresse, toute douceur des paysages et des âmes. Il y a ainsi deux univers dans le film : celui des paysages, de la lumière diurne, qui semble jeter sur le monde l’éclairage sale d’un hiver interminable, les bâtiments qui sont d’anciens kolkhoze, dégoulinants de crasse, comme surgis de la nuit noire d’une humanité primitive et survivante, ces barbelés qui encerclent les maisons, la pauvreté de ces granges humides et déglinguées, la présence d’objets contendants, et au milieu de tout cela, la chambre d’Anna, cet autre univers dans lequel le personnage de Leon plonge tandis qu’elle dort, assommée par le somnifère en poudre qu’il a glissé dans sa boîte à sucre. On se retrouve avec lui, avec cet homme fruste et blessé, dans une espèce d’écrin de douceur : les objets qui s’y trouvent contrastent d’ailleurs fortement avec l’univers habituel du personnage masculin : tout y est féminin, un édredon sur lequel il pose sa joue, un sein d’une rondeur parfaite et brillant de son éclat de chair dans la nuit, un chat qu’il caresse et avec lequel il tente même de danser, une horloge suisse, un manucure avec lequel il enduit les doigts de cette femme adorée tandis qu’elle dort. Dans une des plus belles scènes du film, on voit Okrasa pendant la troisième nuit, il est à l’intérieur de la chambre et soudain un tintamarre incroyable s’opère, le bruit fracassant d’un hélicoptère surgi d’on ne sait où, le bruit strident des sirènes, toute cette agressivité sonore de la police. Anna se réveille et Okrasa se cache, elle ne semble pas réaliser ce qui se passe à l’extérieur, elle est trop assommée pour se poser des questions. Elle va ensuite se laver le visage au lavabo et là elle découvre la bague en diamant que l’amoureux transi avait achetée pour elle avec les indemnités de son licenciement. Elle contemple la bague longuement, puis se remet au lit, toujours imperméable à ce bruit fracassant à l’extérieur, entièrement tournée vers cet objet surgi pour elle du néant de la nuit. Skolimowski brode à volonté sur cette opposition de la bête et la belle, de la douceur et de la violence, de la beauté et de la laideur, de la noirceur et de l’éclat : dans une autre scène, on voit Okrasa qui se verse du sucre dans son café ou thé, il en met deux cuillère, mais après un regard pensif et attendri, il en rajoute une autre, pour imiter sa dulcinée qui a l’habitude d’en mettre trois dans sa tasse. Ce geste mimétique nous plonge en silence dans l’âme de cet homme taciturne, dans la profondeur de tendresse et d’humanité qu’il recèle.
Le film est également à la jonction du réalisme social et du conte universel. Le cinéaste inscrit en effet son film dans un milieu très matériel, très précisément marqué : ces granges, ces maisons décrépies et tout ce village sont la survivance de l’univers communiste, puisqu’il s’agit d’anciens kolkhozes recyclés pour la plupart en centres administratifs ou en hôpital, comme celui dans lequel travaille Anna. Il y a dans le film une chronique de cette Pologne post-communiste, dans laquelle une certaine misère règne, qui semble laissée en dehors de la modernité, comme absente du déroulement de l’histoire. On a l’impression que tous ces êtres sont restés dans ce même univers carcéral dans lequel le communisme les avait enfermés. D’ailleurs, la toute dernière image du film est bien celle d’un mur. Le mur est toujours là, semble nous crier le cinéaste, mais ses frontières ont changé, elles ne sont plus celle de l’Est et de l’Ouest, ni celles du capitalisme et du communisme, elles sont à l’intérieur des terres, des esprits, des lignes sociales.
Et pourtant cette chronique sociale de la nouvelle Pologne est également un conte universel, qui s’inscrit certes dans la matérialité et la contingence de l’espace-temps du cadre social, tout en renvoyant à quelque chose de plus abstrait. Tout ce village sinistre semble surgir plutôt du Moyen-Âge, le personnage principal est l’incarnation, au début du film, de la figure du monstre hideux, on dirait une humanité à raz de conscience, une de ces univers à la Zola dans lequel les hommes portent les traces de leur déchéance. Le cinéaste aurait d’ailleurs pu friser le cliché, tant son univers à des connotations esthétiques et sociales marquées, mais il l’évite par son humour noir très grinçant, par son recours à des trouvailles de scénarios à la fois sinistres et drôles, par sa manière de déjouer l’attente inquiète du spectateur.

Le Moineau de Youssef Chahine




Rarement un film aura ressemblé autant que « Le Moineau » à l’expression de « Cinéma-monde » dont Serge Daney qualifiait certains films qui avaient cette particularité d’englober la réalité dans toute sa complexité. Cette expression avait un double objectif : d’une part, affirmer l’autonomie du cinéma par rapport à toute justification qui lui est extérieure, qu’elle soit d’ordre social, politique ou culturel. D’autre part, et c’est là une question beaucoup plus problématique, affirmer la suprématie du cinéma sur la réalité, suprématie esthétique et ontologique, car il est une totalité indivisible qui se superpose en quelques sortes à la réalité, qui l’annule en la dupliquant, qui en donne une interprétation globale et la réduit à sa quintessence. Serge Daney parlait même de la maison cinéma, qui serait comme un monde habitable, parce qu’il renferme tous les éléments nécessaires à l’autarcie de l’individu : le spectacle d’une réalité magnifiée, à la fois déconstruite et hyper construite, hétéroclite et pourtant profondément unie par le regard d’un créateur. La vision du Moineau renvoie à cette conception totalisante du cinéma. On y sent cette volonté de saisir par tous les moyens du cinématographe une réalité hétérogène et confuse, de représenter cette multiplicité des trajectoires individuelles, ce foisonnement incessant de la vie en une peinture globale.
On a d’ailleurs reproché à Chahine le caractère confus de la narration, à la fois dans le Moineau et dans de nombreux autres films qui reprennent la même structure, celle d’une multiplicité de trajectoires et de personnages évoluant à un moment critique de l’histoire collective. En effet, le montage heurté, le récit délité et comme éclaté, le vacillement presque physique du film de la logique historique à la logique individuelle peuvent sans doute perturber l’appréciation esthétique du Moineau. Cependant, cette confusion apparente ne souligne que plus profondément le fondement du film : la prévalence de la trajectoire individuelle des personnages, inextricablement tissée à la trame de l’histoire générale, et cependant irréductible à elle. Car ce qui fait la valeur de Chahine, c’est encore et toujours sa perception profonde de l’épaisseur humaine, et plus encore de cette foule d’êtres qui se sont trouvé mêlés à un certain moment de leur vie à des événements nationaux ou mondiaux, tout en conservant leurs pensées intérieures, leurs doutes, leur marasme et leurs espoirs. Ce qui frappe surtout dans ce film c’est la manière qu’a Chahine de saper les bases même de son film, de dérouter les spectateurs en déjouant d’une manière systématique leurs attentes.
Dans le Moineau, la profession de foi du film, annoncée dès le pré-générique, est l’analyse sociopolitique des raisons de la débâcle de l’armée Egyptienne durant la guerre des six jours, en 1967. Sa thèse est claire, limpide, pourrait-on même dire simpliste : la déroute des troupes égyptiennes a été causée par la gangrène, la corruption et le mensonge qui rongent les hautes sphères du pouvoir. Tout le film est structuré par le parallélisme entre les troupes égyptiennes qui se préparent pour se battre contre un ennemi extérieur, Israël, et les personnages principaux qui eux s’affrontent à un ennemi intérieur. Or, la structure insaisissable, presque fuyante du récit, phagocyte sans cesse cette logique réaliste. Si l’on compare le film de Chahine au modèle des films politiques militants des années 70, on se rend compte que ces films possèdent souvent une particularité à la fois narrative et stylistique: l’analyse et la dénonciation des agissements souterrains du pouvoir nécessitent un montage et une structure narratifs de type analytique, où chaque événement et chaque plan est mis au service de la thèse générale du film. À la structure linéaire du film s’ajoute le caractère unidimensionnel du personnage qui sert comme révélateur de la corruption ou des soubassements du pouvoir. La mise en place du contexte général bride ainsi toute singularité du personnage qui devient l’instrument d’une démonstration. Le Moineau est à l’opposé de ce système. Bien que la volonté affichée du cinéaste le situe dans la tradition des films politiques qui tentent d’expliquer et d’analyser les raisons d’un événement politique ou social donné, et bien que le contexte général, celui des jours qui ont précédé la défaite de 67 soit omniprésent, le film a une structure singulière qui le rend difficile à saisir ou à enserrer dans une dimension unique. Le montage surtout démonte cette profession de foi du film politique : il ne s’agit pas d’un montage analytique, où chaque segment et chaque plan concourent à bâtir un ensemble cohérent d’évènements. Il s’agit au contraire d’un montage hachuré, heurté, cassé, parfois même incompréhensible pour celui qui visionne le film pour la première fois. La temporalité y est souvent rompue brutalement, les flashs backs s’insèrent comme des excroissances monstrueuses, la suite des évènements est émaillée de soudaines sautes du récit, de digressions, de moments de pause ou de suspension de l’action. On pourrait se demander ce qui arrive au récit pour que sa structure soit ainsi défaite. Les explications à mon avis sont multiples : elles tiennent à des raisons à la fois externes et internes au récit. Externes, parce que Chahine semble vouloir traduire sur le plan stylistique cette cassure de la conscience arabe lors de la défaite de 67. C’est la déréliction d’une société tout entière que le film traduit et épouse, c’est pourquoi sa structure est à l’image de cette société éclatée, essoufflée de tant de déceptions et de mensonges, et qui halète à la recherche de la vérité longtemps cachée. La deuxième raison tient à des fondements internes au film. En effet, les personnages principaux, particulièrement Raouf, sont en quête d’une vérité que tous les autres s’évertuent à cacher. Ils se perdent parfois dans ce labyrinthe de mensonges tissé par le pouvoir, et sont face au gouffre qui sépare la vérité du mensonge, le vrai du faux et la réalité de la fiction. C’est d’autant plus saisissant que le personnage de Raouf est non seulement en quête de la vérité politique mais recherche également la vérité sur ses origines. Le montage traduit donc cette espèce de malaise vague et de perte de repères que ressentent les personnages, comme une prémonition de l’approche de la défaite. Sous cet angle, le film pourrait même être considéré comme un documentaire qui saisit l’atmosphère délétère qui régnait dans les rues et les esprits en Egypte les quelques jours qui ont précédé la défaite de 67, générée par l’attente, l’espoir insensé et cependant pathétique, et la fièvre bouillonnante qui précède les tempêtes.
Les premières images du film annoncent déjà ce malaise du héros et avec lui de toute la société : Raouf et Riad, fils du chef de la police, partent chacun vers un front : l’un pour combattre l’ennemi extérieur, Israël, l’autre vers un village perdu du Sud égyptien pour tenter de neutraliser Abu Khedhr, un bandit accusé d’avoir volé les machines d’une raffinerie installée pour relancer l’économie du village et qui y fait régner une terreur innommable et une atmosphère lourde. Dès les premières images, l’épopée héroïque des deux personnages au seuil de leur maison est gangrenée de l’intérieur par une certaine fausseté des rapports entre Raouf et ses parents, une inquiétude sourde et un malaise se dégagent de ce décalage dans les rapports familiaux, les personnages sont plantés l’un en face de l’autre, rigides, tendus et comme séparés par une distance aussi irréductible qu’invisible. Déjà, le travail de sape de la figure du héros a commencé, déjà l’unité nationale représentée par la famille se désagrège, bouffie de l’intérieur par une gangrène souterraine et profonde. Ce décalage entre les faits et leur perception, entre les actions et leur explication et plus profondément entre le personnage principal et la logique d’Etat ne cesse d’augmenter tout au long du film. Arrivant dans le village, le personnage se heurte à la loi du silence et aux visages fermés et indéchiffrables des villageois. Il s’enlise dans la poussière et dans ce temps immobile qui semble le condamner à la vacuité et à l’attente. Quelque chose manque à sa lecture des événements. La version officielle ne colle pas, quelque chose la ronge de l’intérieur. C’est alors que surgit Youssef, le personnage du journaliste, qui livre une nouvelle et différente version des faits, à savoir que le bandit en question n’est que la victime de hauts responsables dans les rangs du pouvoir, qui l’ont manipulé en le poussant à voler les machines. L’intervention du personnage de Youssef constitue un moment de basculement du film. Si Chahine s’était contenté de révéler le caractère faux, manipulateur et opaque des détenteurs du pouvoir, son film n’aurait été qu’un énième pavé dans la mare et n’aurait eu qu’un intérêt cinématographique, sinon historique, relatif. Or, dès l’apparition de Youssef, de nouvelles connexions s’opèrent, une épaisseur nouvelle apparaît dans les rapports entre les personnages. C’est d’ailleurs ce qui fait généralement la valeur des films de Chahine : Quels que soient les carcans qui l’enserrent initialement, le personnage arrive à se dégager par une force de volonté prométhéenne, et conquiert cette part de liberté et de respiration individuelle qui se traduisent par des échappées lyriques en décalage avec le quadrillage strict du début du film. Au fur et à mesure que Raouf découvre la vérité non seulement sur le trafic politique mais également sur lui-même et ses origines, il pénètre dans une nouvelle communauté, dont le pivot central est le personnage de Bahia, à la fois mère et pasionaria, muse et refuge, un de ces personnages de femme généreuse au cœur grand comme l’Egypte et qui étend sa protection et sa grâce sur tous ceux qui l’approchent.
Voici donc la faune humaine proliférante et pathétique, observée sous le microscope de Chahine. Comme le scénario, qui peut sembler à prime abord décousu, les rapports entre les personnages sont frappés d’un haut coefficient d’improbabilité. L’amitié entre le Cheikh Ahmed, le villageois un peu rustre, venu du fin fond de son village du sud de l’Egypte, Youssef, le journaliste idéaliste qui sacrifie tout lien familial ou personnel pour la recherche de la vérité, Raouf le flic atypique, fils d’un musicien qui s’est suicidé et dont les chansons du générique jusqu’à la fin du film structurent le récit et lui donnent son souffle à la fois patriotique et tragique, Bahia enfin, le personnage sans doute le plus poignant du film, à la fois mère, amie, amoureuse et battante. Cette amitié pourrait à prime abord paraître parfaitement invraisemblable, n’était la profonde humanité dont Chahine investit chacun de ses personnages, dans sa manière de découvrir, au-delà des apparences, une correspondance profonde entre les êtres.
Les rapports entre les histoires individuelles et le contexte général de la guerre des six jours est également déroutant dans le film. Dans le pré-générique, Chahine annonçait avoir conçu ce film afin d’expliquer les raisons de la défaite, afin de donner à ce pauvre peuple égyptien, humble et floué, des explications sur les raisons politiques et sociales qui ont mené à la Naksa, à la catastrophe de 67. Le cinéaste avait donc initialement des intentions pédagogiques. Or, Chahine se plait malignement à brouiller les pistes : la guerre contre Israël n’est perçue que d’une manière parcellaire, et au fur et à mesure que le récit avance, elle devient même secondaire. Quelques nouvelles du front parviennent aux personnages, en forme de lettres ou d’images mentales, une certaine inquiétude se lit dans les visages, quelques fois on entend la radio qui diffuse des chants patriotiques, mais c’est tout. La référence au contexte général de la guerre contre Israël est presque gommée de l’image, et un spectateur qui viendrait d’une autre planète et ne connaîtrait pas préalablement le contexte général ne pourrait sans doute pas comprendre ce qui s’est passé pendant ces quelques jours. Tout se passe comme si Chahine se plaisait à phagocyter sans cesse la logique même de son film. L’investigation sur les raisons de la défaite de 67 est remplacée par une enquête quasi policière sur les vols d’usine dans un village paumé du sud de l’Egypte. Le caractère anecdotique et dérisoire de cette enquête est assez déroutant. On ne cesse d’être pris d’un malaise grandissant tout au long du film : où sont passées les images de la guerre, où se cachent les hommes politiques qui l’ont planifiée, les soldats qui n’ont pu la mener, les êtres qu’elle a détruits ? L’image de cette guerre sans cesse nous échappe, on a l’impression que les personnages et avec eux toute la société l’ont oubliée, qu’ils se sont perdus dans des recherches fallacieuses. Ce n’est que dans la dernière séquence du film que le brutal et choquant retour du réel frappe de plein fouet les personnages. Les dernières séquences du film pourraient d’ailleurs s’apparenter à ce qu’on appelle le retour du refoulé. La réalité oubliée, refoulée, reléguée au second plan, refait brutalement surface. Dans les derniers plans, la vérité est enfin découverte : l’Egypte a perdu la guerre. Toute la propagande officielle était un énorme mensonge, comme tout le reste d’ailleurs, comme ces vols d’usine, ces crimes de vendetta entre villageois, comme les rapports familiaux. Quelque chose de fatal s’est joué à l’insu des personnages, quelque chose dont ils ne pouvaient saisir les enjeux.
La dernière séquence du film: Bahya part accoucher une voisine qui attend son énième enfant, elle reste là probablement toute la nuit, Raouf est avec Fatma en train de suivre les camions des « voleurs légitimes », Youssef se bat au journal pour faire paraître un article. Au petit matin, lorsque Bahya revient vers sa maison, elle trouve Youssef, avachi sur une chaise, le visage défait et comme déformé par la douleur, méconnaissable. Que s’est-il passé ? La nouvelle, écrasante, incompréhensible, irrécusable, s’abat sur tous les personnages. Ils se réunissent devant la télévision pour écouter le discours de Nasser qui annonce sa démission. Un gros plan sur la télévision et sur le visage de Nasser qui prononce son discours d’une voix blanche, puis des plans successifs sur les différents personnages qui semblent hébétés par la nouvelle. Dans cette dernière séquence, on sent que ce sentiment de malaise souterrain, cette vague inquiétude, cette recherche forcenée et vaine, trouvent enfin leur éclaircissement dans un discours sans appel.
Que s’est-il passé ? Chahine ne tente pas véritablement de répondre à cette question. Il dresse plutôt le constat de la gangrène qui ronge la société. Mais son film ne se réduit pas à cela. L’entrecoupement et parfois la confrontation entre l’histoire individuelle et l’histoire collective, la multiplicité des trajectoires, la réflexion sur les raisons de la défaite composent une espèce de puzzle, qui se met peu à peu en place. Mais ce puzzle permet plus de révéler la geste populaire de ces personnages que de donner une explication définitive sur la défaite.

mardi 20 janvier 2009

Hiroshima et le cinéma






H Story de Nabuhiro SUWA


Un cinéaste, Nobuhiro SUWA décide, pour filmer sa ville natale, Hiroshima, de faire le remake d’un autre film, Hiroshima mon Amour, d’Alain RENAIS. C’est Béatrice DALLE qu’il choisit pour jouer le rôle tenu par Emmanuelle RIVA. De ce remake, naît un film expérimental très dense dans son esthétique et son contenu, qui révèle à la fois beaucoup de choses sur le cinéma moderne et sur la manière de saisir non seulement l’histoire en général mais l’histoire du cinéma en particulier, sur la manière de filmer les lieux, les corps, les visages. En fait de remake, le cinéaste donne un ton très personnel à son film. Car il ne s’agit plus du remake de Hiroshima mon amour, mais de filmer un cinéaste et ses acteurs en train de faire le remake de ce film. Le processus de filmage et le dispositif de mise en scène, de prise de vue, de direction d’acteurs, sont la matière diégétique du film. 

En fait, tout le film nous introduit dans une espèce de vertige de mise en scène, où les différents dispositifs s’enchevêtrent, se découpent, se multiplient à l’infini, nous mettant en face d’un palimpseste composé de différentes écritures dans le film. Il y a d’abord les vraies scènes de remake de Hiroshima mon amour, celles où l’on voit DALLE et l’autre acteur principal reprendre les mêmes scènes de RENAIS, sur les dialogues de Marguerite DURAS. Il y a ensuite les vraies scènes de tournage, les fausses scènes de tournage (fausses parce que le cinéaste nous fait croire qu’il s’agit d’un vrai making off sans mise en scène alors que ce n’est que la mise en scène d’un faux making off) les vraies scènes où DALLE jouant son propre rôle et un autre acteur se promènent dans les rues de Hiroshima, les fausses scènes de crise au sein de l’équipe, etc. Les adjectifs vrais et faux dessinent ici une ligne de frontière entre l’artificialité de la fiction et la sur-artificialité du filmage de la fiction. Ils mettent le spectateur en face d’un emboitement vertigineux de la mise en scène, des différents niveaux diégétiques, qui semblent s’amonceler et reculer la perception de la réalité filmée et le sujet même du film, c’est-à-dire Hiroshima elle-même. Mais la virtuosité de la mise en scène n’est pas seulement un exercice de style, car en interposant entre le sujet du film et les spectateurs le dispositif même du cinéma, le cinéaste rejoint la vérité ou la réalité d’une autre manière, beaucoup plus forte et poignante.

Il est également fidèle à l’esprit du film original. Car RENAIS n’a pas procédé autrement que par un détournement du regard. La phrase qui ponctuait Hiroshima mon amour, « Tu n’as rien vu à Hiroshima », désignait l’impossibilité de voir réellement l’horreur qui échappe à toute qualification, mettait le personnage et le spectateur en face de cette aporie de vue et donc de sens, tentait de maintenir la distance salutaire entre l’horreur et sa perception, pour ne pas la transformer en spectacle. C’est seulement à travers l’amour et la concentration sur deux corps singuliers qu’une possible pénétration du sens de ce qui s’est passé à Hiroshima est possible. Car les deux corps si vivants, si beaux d’Emmanuelle RIVA et de son amant japonais, ce grain de leur peau qui remplit l’écran dès la première image du film, ne peut que désigner en creux tous les autres corps disparus, tous les êtres ensevelis sous la poussière radioactive, toutes les chairs brûlées en un seul instant fatal. Les dialogues épurés et obsessionnels de Marguerite DURAS permettaient également d’entraîner le spectateur dans un rythme envoutant, une espèce de litanie de la mémoire et de la douleur, une espèce d’incantation magique où les moindres mots prononcés, murmurés dans l’intimité de l’amour s’opposaient au discours ambiant de complainte et de commémoration. Hiroshima, Nevers, le nom de ces deux villes marquent étrangement la mémoire du spectateur, parce qu’il ne désignent pas seulement la géographie de l’horreur mais la topographie intime du malheur. Deux villes mises face-à-face par le cinéma, sans hiérarchie entre elles sinon celle du télescopage de mémoire et l’expérience personnelle du tragique humain.

Face à ce détournement du regard et à ce décalage du sens mis en place par RENAIS et DURAS, SUWA se devait d’inventer sa propre méthode pour s’emparer d’une réalité galvaudée et d’autant plus insaisissable que 40 ans sont passés entre les deux films. A mon avis, il l’a fait magistralement en épousant aussi l’esthétique du cinéma postmoderne. Si le cinéma moderne, dont Hiroshima mon amour représentait l’un des moments clés, se caractérisait par le décadrage, la déconstruction, la volonté de défaire la perception trop directe de la réalité par des décalages esthétiques, le cinéma postmoderne se caractérise par les sur-cadrages, l’emboitement des niveaux de mise en scène, la mise en abîme du cinéma par la révélation du dispositif de tournage. Abbas KIAROSTAMI est un des chefs de file de cette tendance. Depuis Close Up jusqu’à Ten, il n’a cessé de mettre en abîme son propre cinéma en révélant ses mécanismes, en brouillant les pistes entre le faux et le vrai tournage, en se mettant lui-même en scène. Dans le cas de SUWA, ce surcadrage, cette mise en scène dans la mise en scène, le faux-vrai tournage qui plus est d’un remake, est en fait le reflet cinématographique d’une saturation de sens et d’images modernes de Hiroshima, et au-delà, de toutes les guerres et l’abomination qu’elles génèrent. Dans une très belle scène du film, Béatrice DALLE l’actrice (je dirai Dalle l’actrice lorsqu’elle joue le rôle de Dalle actrice du film H Story et Dalle le personnage lorsqu’elle joue le rôle d’Emmanuelle Riva dans Hiroshima mon amour) visite un musée abritant des œuvres modernes sur Hiroshima. Tandis que la guide du musée explique au compagnon de DALLE la signification de ces œuvres abstraites, espèces de montage géométrique savant et superfétatoire, DALLE se détourne et s’éloigne dans la profondeur de champ. En une seule séquence épurée, le cinéaste refuse tout discours sur Hiroshima, toute tentative directe de la saisir par les moyens de l’art ou pire, du discours sur l’art. Il préfère mettre le spectateur en face d’un vertige de mise en scène, dans lequel le nom d’Hiroshima, rarement prononcé est pourtant omniprésent. Car l’on ne cesse de se demander : où est Hiroshima, que voit-on de cette ville autrefois meurtrie, que deviennent ses habitants ? Ce n’est que dans les dernières scènes du film que l’on voit DALLE et un autre acteur déambuler dans les rues de cette ville moderne, qui ne semble porter aucune trace du massacre. Au contraire, beaucoup de jeunes y jouent de la musique, une bande de joyeux larrons y célèbre la vie, cette ville pourrait être New York, Hong Kong, Tokyo, Sao Paolo… Ainsi, entre cette histoire si reculée dans le temps, la ville qui lui survit et le spectateur, le cinéaste interpose le corps de Béatrice DALLE et son propre corps (puisque SUWA est également un personnage du film). Si le film a une lointaine résonance avec l’histoire d’Hiroshima, il permet de réfléchir à la question de la représentation au cinéma, à travers le jeu des acteurs, la lumière, les sons et les mouvements. Par un surcroit d’artifice, il nous fait pénétrer dans l’essence du cinéma qui ne n’est ni un traité d’histoire, ni un photo reportage, ni une analyse sociologique d’un drame. Suwa ne propose d’ailleurs pas de définition alternative, mais son montage, ses travellings lents dans les couloirs de l’hôtel où l’équipe filme le remake, un certain soin dans le filmage qui est loin d’être une pose, la stylisation extrême de certaines scènes, révèle en négatif une proposition de cinéma, un concentré de son essence moderne : il est révélateur de réalité par la présence même des choses qu’il met en scène, et souvent, c’est par le corps que cette présence opère. En mettant le corps de Béatrice DALLE au centre de son filmage, le cinéaste a parié sur l’alchimie qui s’opérera entre ce corps et la réalité cinématographique, il a parié que DALLE révèlera en surimpression autre chose que ce que révélait Emmanuelle RIVA. Pari tenu, car DALLE absorbe autre chose, réfléchit la lumière d’une autre manière. Son tatouage sur l’omoplate droite, son corps anguleux et sa présence à la fois sensuelle et inquiétante, sa manière de poser ses yeux immenses sur une personne, une réalité, la langueur de son parler, ses gestes posés et intenses, sont la matière même du film, lui donnent sa puissance et sa beauté. Mais au-delà de ses caractéristiques purement physiques, c’est son être même que le cinéaste confronte à son film. Cinéaste vampire, il opère une captation de cette énergie qui lui est particulière, une captation si forte qu’elle semble sortir exsangue du tournage.