mercredi 4 août 2010

White Material de Claire Denis




Le film de Claire Denis, coécrit avec Marie Ndiaye, est une rencontre entre les univers de ces deux artistes: Marie Ndiaye apporte son style lancinant et térébrant, sa manière de décrire l’enfermement de ses personnages dans une logique intérieure infernale et implacable, l’étrangeté de la réalité qui suinte par tous les pores du récit, qui fuit avec les ruminations intérieures des personnages. Claire Denis, qui a vécu une enfance africaine et filmé magistralement l’Afrique dans Chocolat, s‘intéresse aux rapports de couple, à ce qui se trame dans les marges d’une société policée. Dans White Material, la fusion entre la veine documentaire et la veine romanesque, l’équilibre entre le mental et le physique se fait d’une manière naturelle et puissante à travers l’historie de Maria et de sa famille de producteurs de café dans un pays d’Afrique, pris dans les soubresauts d’une décolonisation violente.

La cinéaste filme d’une manière très subtile ces êtres pris au piège, quel que soit le côté auquel ils appartiennent. Ainsi, les enfant-soldats sont filmés comme jamais avant : souvent on les réduits à ce trait d’union qui unit les deux qualificatifs, ils ne sont plus des êtres multiples et vivants mais une catégorie abstraite, presque une essence, qui charrie avec elle un amas d’émotions dégoulinantes. Dans le film de Claire Denis rien de tel : elle déconstruit la catégorie pour révéler la vie, elle se tient à distance pour nous transmettre des sensations nouvelles : les enfants sont filmés aussi sèchement et naturellement que le reste : ce sont leurs gestes, leur dégaine, leur regards fermes et sans arrière fond prédéterminé de peur ou de cruauté, qui compte le plus. Ce sont leurs sorties en groupe de leurs repaires dans la brousse, leurs petits pas légers et imperceptibles dans la maison des Vival, leur concupiscence devant les objets rêvés, et au milieu de toute cette douceur féline, de cette légèreté et de cette grâce la violence sourde et elliptique qui surgit parfois de leur mains, tenant des machettes ou des armes, comme des extensions improbables de leurs membres encore informes. Tout cela Claire Denis le film avec beaucoup de délicatesse, avec une chorégraphie des déplacements, un art du montage qui perturbe les repères géographiques et temporels, qui rend les choses et le déroulement des faits incertains, comme si on était en présence d’un cauchemar.

La cinéaste ne pouvait choisir meilleure actrice qu’Isabelle Huppert pour incarner le rôle de Maria. Huppert excelle à incarner les personnages à la folie contenues, les femmes obsessives et compulsives, mais dont la folie est totalement rentrée, les rongeant de l’intérieur et créant un feu qui les brûle. Le feu sous la glace, un visage hanté et pourtant presque immobile n’étaient certains tics et tremblements que l’actrice a su parfaitement maîtriser et qui sont devenus d’ailleurs sa marque de fabrique. Elle a souvent incarné des personnages qui disent non, qui ne cèdent pas devant les obstacles mais dont l’obstination est presque agaçante à force d’être aveugle. Dans le film de Claire Denis, cette obstination provient d’une sorte de transfert : Maria croit appartenir à la terre de l’Afrique autant que les noirs qui y sont nés. Et de fait, Claire Denis filme de manière magnifique cette appartenance, pour la rendre crédible et ancrer Maria dans la réalité physique de la terre d’Afrique : sur sa mobylette, Maria-Isabelle offre son visage au vent, ses cheveux roux de la même couleur que les épis et la terre qui l’entourent, et cette harmonie est ce qui constitue le tragique de cette histoire, de cette femme qui se sent totalement fondue dans ce paysage et ces couleurs alors que tout concourt à la chasser de là dans la violence et à effacer sa présence. Mais la beauté du film et sa force terrible est de montrer son obsession à rester, à s’inscrire dans le pays et dans le plan, à force d’acharnement, d’obstination, de travail inlassable. Maria ne s’arrête jamais de bouger, s’arrêter signifierait son éviction de la terre, et pourtant cette activité est ce qui la mène à sa perte. Dans un camion, sur une mobylette, poussant une brouette, défrichant la terre, la creusant avec ses propres mains, maîtrisant toutes les étapes de la production du café, elle s’obstine à marquer la terre, le paysage, le film de sa présence. Il y a du Duras dans le film : cette femme est la mère dans Un Barrage contre le Pacifique, aussi folle que la mère, aussi rodeuse et radoteuse, poussant ses enfants vers des confins de perte et de délire, les révélant à eux-mêmes dans la violence de la fatalité.

Il y a aussi une grande sensation de malaise qui se dégage du film, cette impression presque désagréable et effrayante d’assister à un cauchemar immobile dans lequel les choses et les personnages bougent sans cesse mais pour revenir à un point de départ, dans un mouvement absurde, circulaire et vain. Tout le film se déroule dans une espèce de flash back coulant, fluide, encadré au début et à la toute fin du film par un type de montage et de filmage très différent, hachuré et elliptique. Entre les premières et les dernières scènes en temps réel, si on peut dire, il y a un autre espace-temps, celui d’une réalité qui s’effrite, qui coule et qui fuit avec les mouvements et les déplacements des personnages.