jeudi 16 septembre 2010

Copie conforme de Abbas Kiarostami



Dès le titre, Abbas Kiarostami donne une idée du substrat théorique et philosophique de son film : Le thème du rapport entre l’art et la vie, la réflexion sur le simulacre dans son rapport à la réalité n’a cessé de traverser l’art occidental. Il est étonnant qu’un cinéaste iranien qui filme pour la première fois en Europe puisse donner une telle profondeur conceptuelle, artistique et esthétique à une histoire somme toute banale, celle d’un couple qui se déchire le temps d’une après- midi dans les rues de Lucignano en Toscane. Et pourtant le cadre théorique du film, celui d’une réflexion sur le rapport entre la vie et l’art, entre l’idéal de l’amour et la réalité vécue du couple et finalement sur les lignes de fracture entre le vrai et le faux dans une œuvre de fiction se décline avec beaucoup de subtilité et sans lourdeur, car Kiarostami sait donner chair et présence à son histoire.


L’histoire de James, un écrivain anglo-saxon qui vient donner en Toscane une conférence sur son dernier livre traitant des rapports entre l’original et la copie dans l’art, et du personnage joué par Juliette Binoche (personnage curieusement sans nom), une galeriste française habitant et travaillant en Toscane, commence comme une comédie sentimentale mais au milieu du film un basculement s’opère. A la faveur d’un malentendu provoqué par une serveuse de café qui les prend pour mari et femme, l’histoire tout d’un coup plonge dans une autre dimension et le spectateur se demande sans cesse : où est la vérité et la fiction dans ce film ? S’agit-il d’un vieux couple qui joue la comédie d’une nouvelle rencontre ou d’un homme et une femme qui viennent de se rencontrer et qui jouent la comédie d’un vieux couple en crise? Cette ligne de fracture dans le récit transforme les données temporelles et perceptives : ce qu’on prenait pour le commencement n’est en fait que la fin de l’histoire d’un couple marié depuis 15 ans et qui va, tout au long d’une après midi passée à déambuler dans les rues de Lucignano en Toscane, revisiter les lieux de leurs amours avant la fin annoncée par le départ du mari. Ce jeu avec le simulacre est passionnant et dérangeant, il déstabilise car il ouvre le récit sur un abîme de faux-semblants, de fausse comédie et de vrai drame ou bien des deux mélangés et interchangeables.

Ce qu’il y a de passionnant dans le film de Kiarostami, c’est qu’il joue justement avec l’attente des spectateurs en essayant de copier les comédies romantiques américaines tout en laissant en creux percer le jeu de massacre symbolique qui va suivre. On passe d’un film de Georges Cooker ou Ernest Lubitsh à un film de Ingmar Bergman, on commence dans une espèce de romance comme celles qui pullulent dans le cinéma américain contemporain avec un petit côté retors propre à Kiarostami et on finit dans « scènes de la vie conjugale », c'est-à-dire dans un cinéma qui adopte la cruauté comme forme de dévoilement de la réalité et comme esthétique de l’intransigeance à mille lieu d’une comédie romantique.


La manière avec laquelle Kiarostami joue avec l’intertexte est assez jubilatoire, bien qu’assez pessimiste. Le rapport entre l’original et la copie se décline ainsi sur plusieurs niveaux, mettant le spectateur face à un vertige conceptuel : on a d’abord ce couple qui cherche à trouver encore dans un amour effiloché et terni les éclats de la passion d’antan, rejouant de manière fausse les débuts de leur histoire d’amour; on a aussi les couples qui virevoltent au son de la musique de noce, eux aussi destinés à n’être que la pâle copie sérielle et presque interchangeable de l’idéal du couple. Bien sûr c’est aussi Kiarostami s’inspirant et imitant certains films cultes pour mieux les transformer et les déconstruire. On a beaucoup parlé de l’influence de Rossellini sur le cinéma de Kiarostami, qui est encore plus évidente dans ce film. Il y a un côté parodique et ironique dans cette référence au maitre du néoréalisme : car si Rossellini dans « Voyage en Italie » sauvait son couple in extremis, après l’avoir plongé dans les expériences sensorielles et existentielles de Naples, Kiarostami ne permet à son couple aucune conversion ontologique.

Ce pessimisme et ce contraste avec l’original dessine quelque chose de plus profond sans doute, un état du cinéma moderne où la rédemption est impossible, où la césure du récit reste une béance que rient ne vient combler, où la tentation de reproduction sérielle de l’art et de la vie, illustrée par la multiplicité des couples célébrant innocemment leurs noces dans les rues de Lucignano, ne laisse plus de place à la foi dans la virginité de l’art et ses pouvoirs de rédemption. Ce constat pessimiste est d’autant plus étonnant venant d’un cinéaste qui avait justement montré à ses débuts cette foi mystique dans la caméra comme instrument de sauvetage de la réalité. On se souvient que dans « Et la vie continue », le cinéaste personnage arpentait les rues et les paysages du village de Koker détruit par le séisme, cherchant à déterrer la vie de sous les décombres, détectant avec son œil et sa caméra hypersensibles les signes d’une vie encore fragile et toute palpitante. Dans ce film la tragédie de la mort et la foi dans le renouvellement de la vie étaient tous les deux portés par une préscience du pouvoir de l’image comme icône d’immortalité. Cette veine mystico-réaliste s’apparentait effectivement assez à la fibre rossellinienne.

Dans Copie Conforme, on semble avoir dépassé et piétiné cet âge d’or, un cinéma postmoderne dans lequel le sens serait perdu dans les surcadrages, dans lequel la réalité et sa représentation seraient trop distantes l’une de l’autre pour pouvoir s’arrimer et se sauver. L’amertume des personnages et par extension celle du cinéaste dresse un constat somme toute assez pessimiste de l’art moderne. On se demande aussi si ce pessimisme est lié au fait que Kiarostami filme en dehors de l’Iran pour la première fois. Pour un cinéaste iranien, il a su certes saisir la quintessence de l’art européen, et pas seulement comme élément décoratif d’une histoire aussi vieille que le monde. Le choix de la Toscane comme cadre du film n’est évidemment pas un hasard, puisqu’il s’agit de la région qui a vu naître la renaissance artistique en Europe. Paradoxalement, la renaissance du couple n’aura pas lieu et le cinéaste semble jeter sur cette histoire un regard sans enchantement, constatant le basculement de l’art occidental dans l’ère de sa reproduction mécanique. La place que le cinéaste accorde au simulacre donne ainsi au film un côté grinçant.