lundi 5 septembre 2011

A nos amours de Maurice Pialat


A NOS AMOURS, sixième long métrage de Maurice Pialat, se concentre sur le personnage de Suzanne, une jeune fille de 15 ans prise dans les soubresauts de l’adolescence, et de sa famille en proie à des déchirements violents.

Une des scènes d’ouverture du film est celle de Suzanne à la proue du bateau, sur fond de musique baroque de Purcell. Dans cette scène de générique, on perçoit déjà les deux facettes du personnage et au-delà, de l’esthétique du cinéaste explorant l’envers et l’endroit: l’envers avec Suzanne qui tourne le dos aux spectateurs, fendant comme le bateau l’air de sa présence mystérieuse, se tenant là comme une statue antique qui préfigure une dimension archétypale du récit sur les soubresauts de l’adolescence en prise avec la découverte de soi et la révolte contre les carcans de la famille, tout cela accentué par la musique lancinante de Purcell, avec ce chant martelant comme les coups du destin ; l’endroit avec Suzanne de face qui jette un de ces regards caméra chers au cinéma moderne, dans lequel se lit toute la dimension indécidable du récit, ce moment de suspension du sens et d’arrêt sur image où se joue à la fois le pacte avec le spectateur et la conscience du caractère insaisissable des personnages.

Pialat saisit d’autant plus les variations dans l’âme de son personnage qu’il évacue tout psychologisme et s’attarde au contraire sur les visages et les gestes, filmant d’une manière clinique le passage d’un état à un autre, le vertige de ces moments d’adolescence où la personnalité se forge non seulement par les expériences mais par la préscience de soi. Ainsi de la répétition d’une même scène naît le hiatus en Suzanne entre son corps et son cœur, sa recherche du plaisir charnel et son incapacité à aimer : dans la première scène on voit Suzanne et Luc, son amoureux et finalement le seul garçon qu’elle avouera plus tard avoir aimé, étendus sur l’herbe, lui qui tente de soulever son pull et de lui faire maladroitement l’amour et elle qui résiste puis se relève sans s’être donnée à lui ; dans la deuxième scène, Suzanne et le garçon américain qu’elle a rencontré dans un bar, sont là aussi étendus sur l’herbe, mais le cinéaste les filme juste après l’acte, avec un gros plan sur le visage de Suzanne à la fois voluptueux et mélancolique, au regard intense fixé sur son amant d’une nuit, dans lequel se lit toute une palette de sentiments contradictoires. Lorsqu’elle se relèvera, Suzanne est déjà une autre personne. Entre les deux scènes, bien des choses se sont nouées dans la personnalité de l’adolescente : elle a appris la leçon cruelle des amours de passage qui font exulter le corps et laissent le cœur pantelant et vide, elle se donnera tout au long du film à plusieurs hommes sans jamais se sentir éprise comme avec Luc. Le plaisir de la chair et la solitude irrémédiable de l’âme, comme l’aurait dit GERTRUDE dans le film de Carl Dreyer.

Suzanne est de tous les plans, et ce n’est pas la moindre réussite du cinéaste d’avoir choisi Sandrine Bonnaire pour l’incarner, avec sa vitalité et sa mélancolie. Mais si le film explore les tâtonnements et la violence de l’adolescence, il sonde également la complexité, la violence et l’ambigüité des rapports familiaux, parfois uniquement à travers la disposition des personnages et leur déplacement à l’intérieur d’une même scène. 

Le film est rythmé par les entrées et sorties de l’appartement familial qui marquent la césure entre l’intérieur et l’extérieur, ce dernier espace étant l’endroit dans lequel Suzanne exprime sa sensualité et sa recherche du plaisir charnel, son abandon répété dans les bras des hommes avec lesquels, dit-elle, elle passe les seuls moments de bonheur et l’intérieur de la maison familiale abandonnée par le père et dans lequel elle est livrée au déchirement familial et l’amour haine si typique des rapports passionnels et névrotiques. La porte de l’appartement, filmée à plusieurs reprises, est donc la frontière entre le monde dégagé, trouble et libre de l’adolescence, et le monde fermé, violent et claustrant de la cellule familiale. Dans L’ENFANCE NUE, il y’avait déjà cette frontière entre l’extérieur et l’intérieur, d’autant plus marquée esthétiquement qu’elle reflétait l’aliénation de l’enfant livré à l’assistance publique. Plusieurs scènes le montrent scrutant de derrière la fenêtre des adultes qui discutent dans des conciliabules secrets et graves, l’image scellant ainsi son isolement face à au monde institutionnel où se jouait son destin, sans lui.

Comme son héroïne, le film se tient entre deux états : l’âpreté sans concessions d’un réalisme au raz des gestes, d’une peinture familiale cruelle, et la sensualité euphorisante des corps, d’une découverte de soi dans la douleur, dans le passage difficile à l’âge adulte. Ce basculement d’un état à un autre, cette mise en scène à la fois âpre et distante, donne au film cette forme si singulière, d’être à la fois froid et brûlant, de saisir l’épaisseur insondable des moments sans jamais basculer dans le psychologisme. Car ce qui intéresse le cinéaste n’est pas de donner une explication, mais de capter une réalité toute nue à travers ce qui se joue entre les corps et ce qui en rejaillit sur les visages. Tranchant, dans le vif, avec des saillies et des pics de violence abrupte, entrecoupé de moments de grâce, de sensualité, tel est le style de Maurice Pialat, qui se déploie à travers une mise en scène très réaliste et clinique. Ainsi la fameuse scène de la gifle, dans laquelle on voit le père qui exerce le métier de fourreur s’adonner à son activité de découpage de la peau tandis que sa femme s’affaire dans la cuisine pour préparer le repas. Scène de la vie quotidienne, mais dans laquelle surgit une violence brute et inexplicable, lorsque Suzanne vient demander à son père, joué par Maurice Pialat, de l’autoriser à sortir avec ses copains, en essayant toutes les techniques de la négociation adolescente : l’amadouage, la crânerie, la provocation, la supplication. Lorsqu’il semble enfin céder et qu’elle le gratifie d’un sourire radieux, c’est là que la gifle part comme un coup de fouet, d’autant plus violent que rien ne venait le préparer. Le cinéaste transforme ainsi une scène domestique somme toute banale en un affrontement âpre et choquant dans lequel le spectateur est sans cesse malmené par ces pics de violence. Les aspérités du récit contrastent avec les moments où la mise en scène est douce et étale, à l’instar de ces confessions intimes entre la fille et son père ou entre Suzanne et ses amants, moment où le cinéaste s’attarde sur le visage de l’actrice et en saisit l’indécidable ambigüité. 

lundi 30 mai 2011

LE TEMPS QU’IL RESTE DE ELIA SULEIMAN





A la manière à la fois facétieuse, décalée et étrange dont commencent les premières scènes du film, on comprend qu’Elia Suleiman entrainera les personnages et les spectateurs dans un espace-temps très particulier, où les choses semblent obéir à une logique à la fois implacable et absurde, où le temps déroule son rouleau compresseur dans un éternel recommencement et les choses se fixent dans une même stase, comme pour contempler le lieu d’une perte. Ce chauffeur de taxi israélien et ce passager silencieux à l’arrière (joué par Elia Suleiman lui-même), en route vers une destination inconnue avec soudain la pluie diluvienne comme dans un conte prémonitoire et biblique, voilà qui place le film déjà dans ce ton de gravité, d’ironie mordante et de quête métaphysique, métaphore de l’impossibilité pour les palestiniens et les israéliens de faire un bout de chemin ensemble tout en étant prisonniers du même lieu. La question de la Palestine et de sa tragédie, la perte de la patrie, la conquête israélienne et la vie quotidienne des palestiniens en Israël, sont autant de jalons de l’histoire mais qui sont vécus sous un mode décalé, dans une distance et une ironie qui ne les vide de leur charge dramatique que pour en accentuer l’absurdité. Quand le film commence tout est déjà joué du destin de cette partie du monde : les hommes assis devant un café dans une ville dont on saura ensuite que c’est Nazareth, voient passer un homme accoutré d’habits militaires et qui se déclare combattant de l’armée arabe de libération de la Palestine en route pour libérer Tibériade; seulement voilà, les hommes assis lui rétorquent que non seulement il se trompe de direction mais que Tibériade a déjà été libérée. Tout est dit déjà de l’esthétique du film : la fixité des hommes assis dans une pose statique ; l’inanité du mouvement du soldat qui part dans tous toutes les directions, et qui révèle avec une ironie subtile le contexte du film.
Le film est une chronique à la fois familiale et historique, qui mêle l’intime et le politique par un ensemble de saynètes burlesques et mélancoliques racontant l’histoire de la famille du cinéaste et en filigrane celle de la ville de Nazareth, tombée entre les mains des Israéliens en 1948. Le film est structuré en trois parties : la première raconte les faits d’arme du père du cinéaste, Fouad, un beau jeune homme engagé dans la résistance à l’invasion israélienne et qui faillit être tué par les soldats israéliens; la deuxième partie raconte la vie de Fouad après son mariage de même qu’elle fait la chronique de la ville de Nazareth sous domination israélienne ; la troisième partie commence avec l’arrivée d’Elia, joué par Elia Suleiman, à Nazareth, en visite dans la ville de son enfance et dans l’appartement d’une mère esseulée et figée dans le deuil et le désarroi. Le projet cinématographique du cinéaste est de raconter sur un ton tragi-comique, à la fois burlesque et oppressant, l’instant d’après la perte. L’esthétique de la symétrie et de la répétition à l’œuvre tout au long du film est bien le reflet de ce temps désormais immobile, qui ne semble avancer que par à coup pour revenir vers le point de départ. Le temps immobile, c’est celui de cette nation dépossédée d’elle-même et de sa propre histoire, condamnée a l’inanité de la répétition et obligée à épouser le point de vue du conquérant pour survivre, comme le montrent les scènes de l’école de Nazareth où les enfants arabes apprennent les chants patriotiques israéliens. La question du temps est donc au cœur du film ; elle en structure l’esthétique et le sens tout en lui donnant cet aspect à la fois glaçant et étonnant, comme si la conscience hébétée par les répétitions des scènes avait été surprise par les ellipses du récit, soudaines chutes vertigineuses du temps et soudains sauts dans le vide ; on a l’impression qu’Elia Suleiman structure son film de la manière suivante : répétition des scènes de manière à rendre l’immobilité du temps ; et ellipses qui permettent de rendre compte du temps qui passe, qui change les êtres et les choses tout en conservant une certaine apesanteur.

Souvent, dans les films d’Elia Suleiman, les personnages sont des spectateurs, qui ne prennent pas part à l’action mais regardent de loin, de leur lieu de réclusion intime, les évènements qui se déroulent en dehors d’eux. Dans ce film, il y’a aussi ce même principe de contemplation, mais qui atteint à une intensité tragique : dans de nombreuses scènes, on voit le fils, Elie, à des âges différents de sa vie, qui regarde les choses depuis sa chambre de garçon ou plus tard de sa chambre d’hôtel à Ramallah ; on le voit surtout s’attarder à contempler le visage de ses parents, vieillissants et décrépits, dans une expression de stupeur frappante. Ce regard en dit long sur l’espèce de sidération qui s’empare des consciences dans leur confrontation avec la réalité, d’autant plus que celle-ci échappe à tout entendement et qu’elle révèle en filigrane son étrangeté et son aliénation. La beauté du film d’Elia Suleiman réside dans le fait que sa chronique de la ville de Nazareth, qui est certes inscrite dans le destin tragique des palestiniens à travers la description de leur mode de vie et de l’absurdité de leur condition, atteint à quelque chose d’universel et de métaphysique. On a rarement vu au cinéma un tel mélange des genres. Celui qu’on surnomme le Buster Keaton oriental, avec son visage pâle et l’expression de sidération dans son regard, son talent pour faire surgir l’hilarité de la réitération des scènes, réussit ici à donner une vision tout à fait inédite de la vie des palestiniens en Israël.

lundi 14 février 2011

Vertige du double






Black Sawan, de Darren Aronofsky est un thriller psychologique qui se déroule dans le monde de la danse et dont on sort avec un étrange mélange de fascination et de répulsion. Comme le principe même du film, la réaction des spectateurs au Black Swan peut-être double: on peut en sortir totalement séduit par cette descente stylisée et vertigineuse dans les affres d’un esprit tourmenté qui se prend au jeu dangereux de l’identification et du dédoublement, tout en détestant ses outrances et l’invraisemblance des situations où l’exploration psychologique vire vers le fantastique et le film d’épouvante. On est à la fois transportés par cette histoire tortueuse et profonde, qui convoque mythes et archétypes et nous plonge dans le centre ardent et dévorant de la passion pour la danse, tout en gardant une certaine perplexité face aux dérives du scénario qui semble parfois virer au grotesque et dont la grandiloquence devient ridicule dans certaines scènes.

Vénéneux et mortifère, lumineux et étincelant, le film navigue entre ces deux facettes, tout comme son personnage, Nina (jouée par une Nathalie Portman poignante), une ballerine du New York City Ballet choisie par le directeur artistique de la compagne (Vincent Cassel, ambigu, manipulateur, carnassier), pour incarner à la fois Odette, le cygne blanc pur et éthéré et Odile, le cygne noir toxique et maléfique dans le ballet Le Lac des Cygnes.

Le film est surchargé de sens, de métaphores et de références : il explore à la fois la psyché tourmentée de Nina à travers le visage si expressif et halluciné de Nathalie Portman, qui porte tout le film de par sa présence à la fois fragile et puissante ; une exploration psychanalytique des relations mère-fille, avec le personnage de la mère castratrice et possessive et la fille soumise et frigide ; un documentaire sur l’univers de la danse, avec ses rivalités mortelles, son obsession du corps qui devient le centre du film, à la fois corps martyr aux multiples stigmates (Nina, dès le début du film, découvre des traces de griffures sur son dos et tout au long du film ne cessera de percevoir des dimensions monstrueuses de son corps) et corps sublime dans son élancement vers la conquête du mouvement pur.

Le film est l’histoire de la double métamorphose de Nina : celle d’une jeune femme volontairement maintenue par sa mère dans une éternelle adolescence, qui découvre peu à peu une sensualité trouble et morbide; et celle de la transfiguration d’une ballerine qui doit dépasser la maîtrise technique de la danse pour atteindre au sublime en lâchant les brides à son esprit délirant et à sa propre folie hallucinatoire. Les deux métamorphoses vont de pair. La jeune fille chaste et fragile, sensible et asexuée du début du film, entourée de peluches et de boite à musique, vivant dans un univers enchanté et complètement anachronique doit casser ce sortilège d’une mère possessive qui l’enferme dans l’image figée d’une petite fille modèle ; pour incarner le cygne noir, elle doit sortir des carcans, qu’ils soient ceux de la mère ou ceux du métier, elle doit franchir des limites et aller au devant de sa part la plus sombre, la plus hallucinatoire, quitte à se perdre dans les méandres de ces jeux de miroir avec elle-même. 

Le film est en quelque sorte la métaphore de l’art, qui se nourrit du sang de ses artistes et finit parfois par les dévorer, comme si la dimension sacrificielle était le passage obligé vers la transcendance. Le film semble nous dire : pour que l’art soit vrai, il doit puiser dans la folie, dans les miasmes morbides de l’esprit et les pulsions lancinantes de la chair, il doit s’atteler à détruire toutes les limites, en prenant le risque de sombrer dans la folie. Le film est donc une lecture de l’art assez extrême, réfutant le côté gentillet et consensuel, pour se maintenir dans ce face à face mortel entre l’esprit et la réalité. Nina doit passer par l’expérience vampirique pour incarner le mal, elle n’est jamais aussi sublime que dans la scène du Cygne noir, enfin révélée à elle-même après avoir cru tuer son double, Lily, alors que ce n’était qu’elle-même qu’elle avait poignardée.

De même que son personnage, le cinéaste semble se laisser déborder par ces pulsions sombres jusqu’à donner à son film des allures psychotiques qui tournent parfois au ridicule. Les outrances ne sont en fait que le pendant de ce vertige, comme s’il devait lui aussi payer la rançon et sacrifier la rationalité corsetée des scénarios bien écrit pour s’immoler au feu brûlant de la passion.