lundi 30 mai 2011

LE TEMPS QU’IL RESTE DE ELIA SULEIMAN





A la manière à la fois facétieuse, décalée et étrange dont commencent les premières scènes du film, on comprend qu’Elia Suleiman entrainera les personnages et les spectateurs dans un espace-temps très particulier, où les choses semblent obéir à une logique à la fois implacable et absurde, où le temps déroule son rouleau compresseur dans un éternel recommencement et les choses se fixent dans une même stase, comme pour contempler le lieu d’une perte. Ce chauffeur de taxi israélien et ce passager silencieux à l’arrière (joué par Elia Suleiman lui-même), en route vers une destination inconnue avec soudain la pluie diluvienne comme dans un conte prémonitoire et biblique, voilà qui place le film déjà dans ce ton de gravité, d’ironie mordante et de quête métaphysique, métaphore de l’impossibilité pour les palestiniens et les israéliens de faire un bout de chemin ensemble tout en étant prisonniers du même lieu. La question de la Palestine et de sa tragédie, la perte de la patrie, la conquête israélienne et la vie quotidienne des palestiniens en Israël, sont autant de jalons de l’histoire mais qui sont vécus sous un mode décalé, dans une distance et une ironie qui ne les vide de leur charge dramatique que pour en accentuer l’absurdité. Quand le film commence tout est déjà joué du destin de cette partie du monde : les hommes assis devant un café dans une ville dont on saura ensuite que c’est Nazareth, voient passer un homme accoutré d’habits militaires et qui se déclare combattant de l’armée arabe de libération de la Palestine en route pour libérer Tibériade; seulement voilà, les hommes assis lui rétorquent que non seulement il se trompe de direction mais que Tibériade a déjà été libérée. Tout est dit déjà de l’esthétique du film : la fixité des hommes assis dans une pose statique ; l’inanité du mouvement du soldat qui part dans tous toutes les directions, et qui révèle avec une ironie subtile le contexte du film.
Le film est une chronique à la fois familiale et historique, qui mêle l’intime et le politique par un ensemble de saynètes burlesques et mélancoliques racontant l’histoire de la famille du cinéaste et en filigrane celle de la ville de Nazareth, tombée entre les mains des Israéliens en 1948. Le film est structuré en trois parties : la première raconte les faits d’arme du père du cinéaste, Fouad, un beau jeune homme engagé dans la résistance à l’invasion israélienne et qui faillit être tué par les soldats israéliens; la deuxième partie raconte la vie de Fouad après son mariage de même qu’elle fait la chronique de la ville de Nazareth sous domination israélienne ; la troisième partie commence avec l’arrivée d’Elia, joué par Elia Suleiman, à Nazareth, en visite dans la ville de son enfance et dans l’appartement d’une mère esseulée et figée dans le deuil et le désarroi. Le projet cinématographique du cinéaste est de raconter sur un ton tragi-comique, à la fois burlesque et oppressant, l’instant d’après la perte. L’esthétique de la symétrie et de la répétition à l’œuvre tout au long du film est bien le reflet de ce temps désormais immobile, qui ne semble avancer que par à coup pour revenir vers le point de départ. Le temps immobile, c’est celui de cette nation dépossédée d’elle-même et de sa propre histoire, condamnée a l’inanité de la répétition et obligée à épouser le point de vue du conquérant pour survivre, comme le montrent les scènes de l’école de Nazareth où les enfants arabes apprennent les chants patriotiques israéliens. La question du temps est donc au cœur du film ; elle en structure l’esthétique et le sens tout en lui donnant cet aspect à la fois glaçant et étonnant, comme si la conscience hébétée par les répétitions des scènes avait été surprise par les ellipses du récit, soudaines chutes vertigineuses du temps et soudains sauts dans le vide ; on a l’impression qu’Elia Suleiman structure son film de la manière suivante : répétition des scènes de manière à rendre l’immobilité du temps ; et ellipses qui permettent de rendre compte du temps qui passe, qui change les êtres et les choses tout en conservant une certaine apesanteur.

Souvent, dans les films d’Elia Suleiman, les personnages sont des spectateurs, qui ne prennent pas part à l’action mais regardent de loin, de leur lieu de réclusion intime, les évènements qui se déroulent en dehors d’eux. Dans ce film, il y’a aussi ce même principe de contemplation, mais qui atteint à une intensité tragique : dans de nombreuses scènes, on voit le fils, Elie, à des âges différents de sa vie, qui regarde les choses depuis sa chambre de garçon ou plus tard de sa chambre d’hôtel à Ramallah ; on le voit surtout s’attarder à contempler le visage de ses parents, vieillissants et décrépits, dans une expression de stupeur frappante. Ce regard en dit long sur l’espèce de sidération qui s’empare des consciences dans leur confrontation avec la réalité, d’autant plus que celle-ci échappe à tout entendement et qu’elle révèle en filigrane son étrangeté et son aliénation. La beauté du film d’Elia Suleiman réside dans le fait que sa chronique de la ville de Nazareth, qui est certes inscrite dans le destin tragique des palestiniens à travers la description de leur mode de vie et de l’absurdité de leur condition, atteint à quelque chose d’universel et de métaphysique. On a rarement vu au cinéma un tel mélange des genres. Celui qu’on surnomme le Buster Keaton oriental, avec son visage pâle et l’expression de sidération dans son regard, son talent pour faire surgir l’hilarité de la réitération des scènes, réussit ici à donner une vision tout à fait inédite de la vie des palestiniens en Israël.