samedi 30 juin 2012

Andrei Tarkovski A la recherche du temps perdu




Le Miroir de Andrei Tarkovski est à juste titre l’un des plus beaux films de l’histoire du cinéma. Film élégiaque sur l’enfance, le temps, la mémoire, l’histoire des images, il brasse des sources visuelles innombrables, nous entrainant dans une exploration sans égale de la matière qui compose le temps.

Mais c’est surtout le montage du film qui le rend si fascinant et en même temps si insaisissable, car l’emboitement des images se fait par une série de déplacements, de décentrations, de décalages, qui perturbent l’ordre des images et nous fait perdre tout repère temporel, tout comme le narrateur embarqué dans une remontée vers les sources de l’enfance et vers l’enfantement des images. Nous sommes comme le narrateur littéralement happés par cette chute vertigineuse dans le temps, aspirés par un tourbillon où les panoramiques de la caméra si mobile mais en même temps si lente nous font glisser comme sur un vaisseau d’un temps vers l’autre, de l’enfance du narrateur à celle de son fils, des moments suspendus de l’enfance à celle du temps présent, et ces télescopages se font comme dans une espèce de torpeur où tout semble revenir, se renouveler et se perpétuer dans un éternel retour. La question de la durée, à la fois dans le plan et à l'extérieur du plan, est au coeur du dispositif filmique de Tarkovski. Dans le plan, la durée se fait sentir par le balayage des espaces, par le pivotement lent de la caméra dans des plans séquences à couper le souffle et par une atmosphère musicale ouatée. La bande son joue d'ailleurs un rôle essentiel dans le film. Le bruit de l'eau qui chuinte, le bruit du vent qui traverse la pleine, le craquement du feu, tous ces sons isolés et amplifiés ponctuent le film. Hybride et pourtant si cohérent, le film alterne le noir et blanc et la couleur ; il mêle les archives et la fiction, dans une quête inlassable et désespérée du sens. 

Jamais un cinéaste n’aura approché de si près la matière des rêves, jamais il n’aura collé à sa poétique déstructurée, à ses moments de spasme et d’attente. Comme dans un rêve, la stase et l’accélération sont là, entremêlés ; rien ne semble arrêter cette avancée lente dans un monde à la fois figé et vivant. Les ralentis que Tarkovski utilise pour signifier le rêve, conjugués à un montage coupant et vivant, presque abrupte, produit un effet absolument saisissant. Ce qu’il explore c’est l’emprise de l’enfance sur l’âge adulte, c’est la présence obsessionnelle et lancinante des souvenirs d’enfant, devenus un poids mort, happant l’adulte dans leur sortilège. Il s’agit d’un film très personnel, que Tarkovski nourrit de ses propres souvenirs.

Mais le montage chez Tarkovski n’est pas seulement le contrepoids à la vocation picturale de ses images. Il introduit dans une matière très intime le rapport au monde, et se confronte sans cesse à une dimension plus politique et historique, comme si le retour vers l’enfance se faisait au sein d’un recommencement plus général de l’histoire des hommes, et que la mémoire individuelle rejoignait la mémoire collective. Dans une séquence très centrale du film, on voit la mère courir pour rejoindre son poste de travail, une imprimerie. Elle se précipite, hors d’haleine, vers son bureau pour chercher les épreuves d’un livre qu’elle devait corriger. Elle finit au bout d’une recherche haletante avec ses collègues par retrouver le  manuscrit qui est déjà passé à l’imprimerie, et qu’elle lit soigneusement pour détecter la moindre phrase ou mot contraire, on comprend, à l’idéologie stalinienne.

Ainsi, dans la partie centrale du film, les images du temps présent et passé sont entrecoupées d’images d’archives diverses, qui ne sont pas directement liées à l’histoire sinon qu’elles la mettent dans un contexte plus général. Des soldats qui marchent dans la boue, la révolution culturelle de Mao Tsé Tung, le champignon nucléaire, la guerre d’Espagne, autant d’images qui sont comme des excroissances grandioses de cet étirement du temps. On voit souvent dans le film des enfants qui regardent vers la caméra, mais le contrechamp de leur regard est souvent surprenant et troublant, sans grand rapport avec la logique narrative.  Tarkovski lui-même disait du montage de ce film dans son ouvrage « Le temps scellé » : « Le montage du Miroir fut un travail colossal. Il y eut plus de vingt versions différentes. Et par "version" je n’entends pas quelques modifications dans l’ordre de succession de certains plans, mais des changements fondamentaux dans la construction et l’enchaînement des scènes. J’avais l’impression par moments que le film ne pourrait jamais être monté (…) il ne tenait pas debout, il s’éparpillait sous nos yeux, n’avait pas d’unité, pas de lien intérieur, pas de logique. Puis un beau jour, alors que j’avais désespérément imaginé une dernière variante, le film apparut, le matériau se mit à vivre, les différentes parties du film à fonctionner ensemble, comme si quelque système sanguin les réunissait. Et quand cette dernière tentative désespérée fut projetée sur un écran, le film naquit sous mes yeux. J’ai longtemps eu du mal à croire à ce miracle, mais le film, cette, fois, tenait debout. » 

Les poèmes d’Arseni Tarkovski, le père du cinéaste, lus par lui-même dans le film, ajoutent à cet aspect élégiaque du film, et rendent d’autant plus fascinante la succession des images. Le père absent dans le film, qui a laissé ses enfants pour aller à la guerre, est présent à travers cette voix masculine qui dit la douleur du monde, le passage du temps, la glaise du souvenir.


Je ne crois pas aux pressentiments
Et je ne crains pas les présages.
Je ne fuis ni le poison ni la calomnie .
La mort ne vient pas sur ces rivages.
Tous sont immortels ici bas .
Tout est immortel .
Ne craignons la mort ni à dix sept ans .
Ni à soixante dix ans ,il n’y a que ce monde et la clarté.
Ni ténèbres ni mort ne règnent sur terre .
Nous voici déjà tous sur la plage,
Et je suis de ceux qui tirent la nasse ,
Quand l’éternité vogue vers nous en masse .
Habitez la maison pour qu’elle ne s’effondre .
Je convierai n’importe quel siècle,
Et j’y bâtirai ma demeure .
Voilà pourquoi vos enfants et vos femmes ,
sont assis à ma table à cette heure .
Et l’aïeul et le petit fils
Sont face à face .