samedi 20 juillet 2013

Dilemmes moraux et choix esthétiques dans les films de Asghar Farhadi



Synopsis Les enfants de Belle ville

C’est le jour de l’anniversaire d’Akbar, qui fête ses dix-huit ans dans une prison pour mineurs. Ayant atteint la majorité, son exécution pour le meurtre d’une jeune fille dont il était amoureux est imminente. Ala, son ami du pénitencier, se lance dans une tentative désespérée pour le sauver de la potence. Avec la sœur de Akbar, Fairouz, il tente d’obtenir la grâce du père de la fille tuée, qui dans le droit islamique peut renoncer à la loi du talion si le meurtrier paie le prix du sang. Mais le père se montre intransigeant, et malgré la mobilisation de toutes les ressources théologiques et sociales pour obtenir la grâce, les deux personnages, qui commencent à s’aimer, n’arrivent à leur fin que grâce à un autre prix à payer, celui pour Ala d’accepter d’épouser la fille handicapée de …,   et de renoncer par-là à son amour pour Fairouz.

Synopsis Une séparation


Simin commence une procédure de divorce car son mari, Nader, ne veut pas la suivre à l'étranger en compagnie de leur jeune fille de onze ans, Termeh. Nader engage une aide-soignante, Razieh, pour s'occuper de son vieux père atteint de la maladie d'Alzheimer . La jeune femme est enceinte mais le dissimule sous son tchador. Un jour, Razieh laisse le vieil homme sans surveillance : Nader, rentré plus tôt, la congédie. Razieh réclame le paiement de ses heures travaillées. Nader la repousse violemment sur le palier ; celle-ci tombe dans l'escalier. La jeune femme fait une fausse couche et intente avec son mari un procès à Nader. Celui-ci, sous la pression de Simin, accepte finalement de leur offrir une compensation financière en contrepartie de leur renonciation au procès. Mais Razieh, qui est très pieuse, ne peut taire plus longtemps le secret de sa fausse couche qu’elle avoue à Simin.


Eléments d'analyse

Les deux films d’Asghar Farhadi avancent par des dilemmes moraux successifs, que les personnages doivent affronter tour à tour dans la solitude de leur conscience individuelle. Dans Les Enfants de Belle ville, les personnages principaux sont chacun face à un choix cornélien : le père, qui doit choisir entre accorder la grâce au tueur de sa fille, Akbar en acceptant le prix du sang que sa famille est prête à payer ou continuer à exiger avec la même intransigeance sa mise à mort ; Fairouz, la sœur du tueur, qui doit choisir entre son amour pour Ala, l’ami de Akbar et le salut de son frère ; Ala enfin, qui aussi est acculé à un choix entre son amour pour Fairouz et la grâce de son meilleur ami.

Le même principe est à l’œuvre dans le film Une séparation. Tour à tour, Nader, Simin, Razieh et même Termeh se retrouvent face à un choix moral difficile et insupportablement déchirant. Nader doit choisir entre la tranquillité de sa famille, mise à rude épreuve par son incarcération et son procès, et son sens de la justesse de ses actes, sa conviction de n’être pas coupable de la fausse couche de la jeune femme ; celle-ci doit choisir entre le sauvetage de son couple par l’argent que Nader est finalement prêt à lui verser ainsi qu’à son mari pour les dédommager de leur perte, et les préceptes religieux qui lui interdisent de mentir sur la cause de sa fausse couche, occasionnée non pas par la chute dans l’escalier mais par un accident dans la rue. Termeh également est obligée de choisir entre l’honnêteté, qui l’oblige à dire la vérité au juge, et son amour pour son père qui la mène plutôt vers le mensonge pour qu’il n’aille pas en prison.

Que ce soit dans Les enfants de Belle ville ou dans Une séparation, le dilemme oppose souvent des valeurs morales et des pulsions intimes, les personnages oscillant entre des principes qui leur ont été inculqués, des concepts abstraits et néanmoins ancrés dans leur conscience, et la recherche de leurs propres intérêts, de leur quête d’un salut individuel. La vérité, l’honnêteté, la justice, la responsabilité sont les concepts clés qui leur tiennent lieu de guide, et qui s’opposent à d’autres penchants tout aussi importants et nécessaires : l’amour, que ce soit dans le couple ou dans la famille ; la solidarité familiale ou la sortie de la misère.

Dans les deux films, il y’a un prix à payer, un prix terrible qui ne fait qu’accentuer le questionnement moral que les personnages ne cessent de vivre. C’est sans doute Les enfants de Belleville qui représente le mieux cette problématique : on y apprend par exemple qu’en Iran, qui applique une interprétation très stricte de la Sharia, la peine de mort peut être commuée si le plaignant se rétracte, à condition que le meurtrier ou sa famille paient le prix du sang versé (ce qu’on appelle D’ia en droit islamique); et ce prix n’est pas le même pour un homme que pour une femme. Ainsi, le père, pour faire exécuter Akbar, doit payer la différence entre le sang de sa fille et celui du jeune homme. Les personnages sont ainsi pris entre deux feux : le quadrillage très strict des consciences et des vies par les préceptes religieux d’une part, et la tractation à l’œuvre dans le droit islamique qui laisse une grande marge de manœuvre à chacun pour décider du sort d’un être.

Sur le plan esthétique, ce dilemme se traduit par l’alternance entre les champs contre champs et les plans resserrés sur un seul personnage. Dans le premier registre, on voit les personnages dialoguer ou s’affronter autour des questions existentielles qui mettent en jeu leur sort et leur vie même ; et dans un second temps, le cinéaste les isole, par un gros plan sur leur visage à l’expression changeante, dans cette solitude de l’âme livrée à elle-même, et que ni les préceptes religieux ni les normes juridiques ne délivrent de la question du choix.