lundi 4 août 2014

Chantier A, un film de Karim Loualiche, Tarek Sami et Lucie Dèche


 Je veux voir 


Chantier A est de ces films inépuisables, qui ne cessent de dérouler des sens nouveaux, de gagner du terrain sur l’opacité des choses, à force de donner à voir des paysages et des visages dans leur beauté première, presque primitive, originelle, à force de sillonner le terrain et de vouloir filmer les origines de l’être et du monde. Tellement inépuisable qu’il épuise le spectateur comme le personnage principal, Karim, qui est le fil conducteur du film, Karim qui revient vers son village de Kabylie après 10 ans d’absence. C’est là que le voyage commence, un voyage qui le conduira de ce village vers d’autres lieux, d’abord le Sud profond de Tamanrasset, ensuite on remonte avec lui vers Timimoun, et de là vers le nord, la ville, les villes, Constantine, Alger. Mais en égrenant ces mots, ces noms de lieux particuliers, on ne saisit qu’une dimension du film, celle d’un voyage géographique dans un pays singulier, l’Algérie, un pays vaste et méconnu. Mais le film est également un voyage mental, existentiel, qui nous mènera vers quelque chose d’archétypal, d’archaïque, comme si l’on était à la recherche d’une virginité de l’image, de son enfance, de la naissance de l’art en quelque sorte. D’ailleurs, le premier plan du film, absolument saisissant, c’est une main qui s’avance vers la caméra et nettoie l’objectif avec un mouchoir, ce geste premier du film est mû à la fois par les conditions physiques du tournage, les gouttelettes de pluie qui tombent et qu’il faut nettoyer, mais au-delà, c’est une manière de dire que le film va recommencer tout à zéro, qu’il va nettoyer le regard de tout ce qui s’interpose entre lui et le monde, pour saisir les choses à vif, dans leur surgissement incertain et intemporel, dans leur présence impérissable et première. Tout le film est fait ainsi, on est sans cesse projeté dans des dimensions différentes, dans des strates de sens et de possible. On est face à cette ouverture, à ce chantier auquel renvoie le titre, face à ce saisissement du monde, qui génère beauté et angoisse. 

Film beau et tragique à la fois, car il nous met face à une interrogation première : qui sommes-nous dans ce monde qui nous échappe sans cesse, face à ces éléments que nous voyons mais qui nous dépassent ? Nous sommes dans nos vies plantés là comme dans une des scènes du film, où l’on entend en off la voix de Karim qui dit que le cadre de la caméra est trop étroit pour saisir le monde, mais que filmer le visage de sa mère est comme filmer le monde, tandis que la caméra fixe saisit la montagne, le ciel, les nuages, nous sommes face à un monde qui passe, volatile et fugace, et nous tentons d’en déchiffrer le sens, comme le fait le personnage principal du film.  

Le film commence par un enterrement, on voit les hommes alignés et on entend les chants psalmodiés, la posture collective et millénaire de l’humanité célébrant sa finitude tragique, il finit par la dissolution dans le plan final du personnage principal, Karim, au terme d’une marche qui l’aura mené aux confins du monde et de lui-même. Entre ces deux images de la fin, de la mort, le film aura saisi la vie à l’œuvre, d’où l’absence de caractère morbide ou mortifère. On est tout le temps dans un déplacement non seulement géographique mais aussi intérieur, dans des rencontres avec les autres et avec soi, dans un retour sans cesse renouvelé, un éternel retour vers quelque chose de premier, un désir premier de marcher, comme un enfant qui va redécouvrir le monde, mais également une angoisse première qui saisit le personnage principal à la gorge, pour lui signifier que le voyage ne peut pas s’arrêter là, qu’il n’y a pas de repos possible, qu’aucune terre, aucun visage n’est à lui seul suffisant pour saisir le monde.

Le premier mouvement est donc celui du retour de Karim dans son village natal, dans les montagnes isolées et pauvres de Kabylie. Dans cette première partie du film, touchée par une grâce poignante, on va avec lui à la rencontre de ces vieilles femmes du village, porteuses d’une sagesse millénaire, les gens lui racontent leurs vies, le passé meurtri par les années de terrorisme, ils lui récitent toute une litanie de noms de gens tués ou partis ailleurs. On voit ces femmes habillées de couleurs traditionnelles bariolées, dans leur increvable joie de vivre, mais il y’a aussi les absents, l’absence, qui creuse une faille, qui laisse une béance, qui ouvre un décalage dans la continuité de la rencontre. Karim a des rendez-vous manqués avec les gens, il est arrivé trop tard pour l’enterrement de son grand père, mais il était arrivé trop tôt auparavant à celui de sa grand-mère. Curieusement, on voit très peu d’images de la mère, malgré la profession de foi annoncée plus haut que le visage de la mère symbolise le monde. Le père est quant à lui totalement absent. On a l’impression que le personnage saute une génération, que les adultes figurent peu finalement dans le film. On le comprend mieux d’ailleurs à la fin du film, à la faveur d’une séquence d’un film de Godard projeté dans un cinéma dans la ville d’Alger, où un personnage dit qu’il n’y a pas d’âge adulte, que nous sommes des enfants, et nous devenons des vieillards, on a cru que c’était le commencement, et en fait c’est la fin. On saute par-dessus le vide dans le vertige du temps et de l’espace, et c’est bien cela que le film nous fait ressentir aussi. 

Les cinéastes filment dès cette première partie ailleurs que dans la famille de Karim, qui semble mû dès le début par une volonté d’altérité, de saisir cet autre si proche, qu’il a vu dans son enfance mais dont il ne reconnait plus les traits. Le désir d’altérité, de départ, de rencontre se creuse à la faveur d’une conversation qu’il a avec sa sœur, qui lui reproche son absence pendant dix ans, son départ pour un autre lieu, l’abandon de sa famille. Ces mots sur l’ici et l’ailleurs, sur la famille et l’exil, semblent mettre en motion une inquiétude sur le visage de Karim, et lui donner le désir de partir. Dans une scène au dispositif fictionnel, qui est un moment charnière dans le film, la caméra dans un travelling latéral le montre qui traverse un espace fermé par des barreaux, on voit plusieurs scènes, des personnages qui se bagarrent, d’autres qui prient tandis qu’un groupe d’hommes regarde un match de foot à la télé. Il dit qu’il va prendre la porte de derrière. C’est comme s’il allait vers encore une autre dimension. Dans le plan suivant, il émerge dans un autre espace, cette fois ci il marche sur des rochers, comme s’il avait traversé un paysage mental et qu’il avait surgi de l’autre côté du miroir. Les premiers visages filmés dans cette deuxième partie du film sont ceux de deux enfants qui cueillent des plantes. Ils ont l’aspect d’enfants sauvages, avec leurs cheveux hirsutes, leurs tenues débraillées. Nous ne savons rien d’eux, ils semblent être une incarnation de l’enfance nue, au ras de l’être. Nous ne saurons que plus tard le nom du lieu, Tamanrasset, et l’origine de ces enfants Touarègues, mais la première rencontre avec eux se fait en dehors de cette identité ethnique et géographique. Tout le film sera ainsi construit sur des rencontres d’abord dépouillées de tout ancrage sociologique, comme pour signifier une collision première avec l’autre qui devient presque une émanation de soi. Cela se répétera plusieurs fois dans le film. Ainsi, Karim quitte la famille Touarègue et reprend sa marche, la caméra portée le filme de dos tandis qu’il arpente un paysage lunaire et aride, mais le plan suivant c’est un autre personnage, un vieil homme qui continue la marche, lui aussi semble d’abord une image mentale, un surgissement soudain d’une continuité du personnage, le nom du lieu et du personnage ne viendront que plus tard compléter le tableau, l’inscrire dans une dimension sociologique, lui donner une identité. De même, plus tard, à la faveur d’un autre déplacement, on voit le visage d’une fille voilée qui pétrit la boue dans un ruisseau, ce sont d’abord son visage, ses mains, son sourire grave, qui nous sont donnés à voir, dans leur présence pure, dépouillée de toute fioriture identitaire, et plus tard nous la verrons dans sa maison, et nous apprendrons que nous sommes à Timimoun, dans le centre de l’Algérie, dans une région visiblement très conservatrice, où l’on voit des femmes qui portent le voile intégral. L’existence précède l’essence, la leçon de l’existentialisme semble donnée dans sa pureté originelle dans ce film.  

Ce qu’il y’a de saisissant également, c’est la superposition entre plusieurs dimensions qui s’entremêlent et se répondent en échos. La première dimension du film est ainsi une exploration de la cartographie de l’Algérie, ce pays si grand et si éclaté, aux diverses ethnies, des Kabyles aux Touarègues en passant par les arabes ; aux paysages si différents, le désert, les oasis, les montagnes enneigées, les villes. Mais à cette cartographie s’ajoute une cosmogonie : nous sommes au cœur des mythes originels, la caméra nous donne à voir les gestes les plus primitifs, allumer le feu, tailler la roche, traire les vaches, faire le pain. L’eau, le feu, le vent, le sable, les montagnes, les rochers, les ruisseaux, n’auront jamais autant eu cette virginité première, cette présence incommensurable, comme autant de personnages dans la mythologie singulière du film. De même, les rencontres avec les personnages sont de prime abord des rencontres avec des êtres singuliers et aussi inscrits dans leur habitat géographique et culturel, mais on s’aperçoit plus tard qu’ils renvoient aussi à quelque chose d’archétypal. Ainsi à la grand-mère Touareg, la première chose que Karim dira ce sont ces mots « tu m’apprendras à compter », comme si on était en pleine odyssée des origines. Il rencontrera également un autre personnage qui semble l’incarnation du grand père. On verra Karim sur une montagne dans le pays Touareg, il y’a un éboulement de pierres qu’il lance en un geste de colère, en interpellant son grand père mort. L’image suivante est celle d’un enfant qui gravit la montagne et qui se met à se confectionner un jeu en taillant des chaussures en gomme. Le montage fait littéralement naitre les images des mots, de la marche, des motions physiques et verbales du personnage principal. Film à la fois très physique dans la présence extraordinaire des lieux et des visages qu’il donne à voir, et très mental par la force de cette projection vers l’ailleurs et vers l’autre, film qui arpente la topographie de l’Algérie, tout en renvoyant à quelque chose d’originel, film  aux dimensions multiples, film monde, Chantier A est bouleversant de bout en bout, dans chaque plan, dans les chants et la musique, dans la poésie et les textes lus, dans les rides des visages et les craquelures de la terre.



lundi 12 mai 2014

Circularité et circulation dans Goodbye Morocco de Nadir Mokneche



Goodbye Morocco est à la fois un polar et une tragédie, aux accents de film noir hollywoodien avec un personnage de femme fatale ainsi qu’une radiographie réaliste de l’exploitation sociale et des questions sous-jacentes de l’immigration et des frontières. A Tanger, la découverte d’une fresque datant de l’ère chrétienne dans les catacombes qui gisent sous le chantier de construction d’une nouvelle aire résidentielle déchaîne les passions. Donia, une marocaine divorcée, avec un enfant dont elle n’arrive pas à obtenir la garde ; Dimitri, son compagnon Serbe installé au Maroc ; Gabriel, un ouvrier sans papiers qui travaille sur le chantier et qui veut traverser clandestinement le détroit de Gibraltar vers l’Espagne et Ali, le chauffeur de Donia qui lui est dévoué corps et âme, tous ces personnages sont au centre d’un drame dont on comprend peu à peu les enjeux, car le réalisateur distille les informations de manière parcimonieuse, en jouant avec les codes du film noir. Film vertigineux de par les thèmes qu’il brasse de manière très subtile, sans verbiage mais avec une grande maîtrise de l’écriture cinématographique, Goodbye Morocco nous parle de l’état du monde, dans cette ville charnière qui est aux confins de l’Afrique et qui est devenue la plaque tournante de l’immigration et le point de cristallisation de tous les désirs de départ vers un ailleurs.

Ce qui se joue dans ce film, c’est à la fois un drame intime et mondial, le point d’enchevêtrement entre les désirs personnels d’accomplissement de milliers de gens qui regardent avec envie l’Eldorado tout proche de l’Europe, et les entraves qui encerclent les personnages dans un enlisement temporel et géographique, les empêchant d’atteindre cet ailleurs. On comprend que le cœur du film de Moknèche, ce sont les rapports de domination de toute sorte qu’il explore par cercles concentriques, ceux entre les classes sociales, entre les hommes et les femmes, entre le Nord et le Sud, et qui frappent les personnages d’une espèce de malédiction qui les condamne au piétinement et à la tragédie. La circulation des corps est en effet impossible dans ce monde où les frontières de l’Europe deviennent inatteignables, alors que la circulation des objets, tels que cette fresque du VIème siècle convoitée par les historiens, les musées et les collectionneurs est beaucoup plus facile et se fait au gré des tractations et des trafics. Au désir de circulation des personnages, s’oppose ainsi la circularité d’un espace-temps dans lequel ils sont enfermés, illustré par un montage éclaté où le passé et le présent s’imbriquent sous le signe de la répétition et de l’ellipse. 

Le film brasse les portraits et les genres, les thèmes et les atmosphères, tout en ayant une unité esthétique très particulière, avec un hommage appuyé au cinéma, les clins d’œil aux grands films de l’histoire du cinéma étant fréquents, à la fois explicites et implicites, comme l’affiche de Parle avec Elle de Almodovar projeté dans le cinéma de l’un des personnages, ou la scène du transport dans les airs de la fresque, filmée de la même manière que le transport par hélicoptère de la statue du Christ dans La Dolce Vita de Fellini.


samedi 26 avril 2014

Présences et paysages dans PINA de Wim Wenders


Le projet du film est né bien avant la mort de la chorégraphe, décédée en 2009. Comme il le raconte dans quelques interviews accordées a la sortie du film, Wim Wenders avait éprouvé un choc esthétique la première fois qu'il avait vu les spectacles de Pina à qui on rendait hommage au théâtre de la Fenice de Milan. Peu de temps après il conçût l'idée de faire un projet commun avec celle qui était devenue son amie, mais il n'arriva a trouver l'approche pour filmer la danse qu'à la suite de sa découverte de la 3D.



Wim Wenders, cinéaste des errances et des espaces, surtout les lieux de collision entre la mythologie et la topographie modernes (dans Les ailes du désir, les promenades mélancoliques et pensives d'anges déchus dans Berlin; dans Paris-Texas, le Far West dont surgit le personnage principal ) tout en mettant au service de la danse, continue a creuser ses obsessions propres. Dans Pina, il développe tout au long du film une dialectique entre l’intérieur et l’extérieur. Les scènes de danse dans un théâtre imaginaire reprenant les chorégraphies de Pina Bausch se mêlent aux scènes de danse dans la nature qui semblent plutôt surgir de l’inspiration propre au cinéaste. Cela donne un film qui semble à la fois capter l’essence de l’art de Pina mais également la merveilleuse ubiquité que permet le cinéma. Pina avait fait entrer la nature dans ses spectacles, comme dans Vollmond où une grande roche noire posée au milieu de la scène se faisait l’incarnation d’une présence élémentaire, géologique ou dans Le Sacre du Printemps le tapis de terre sur lequel les danseurs se frottaient et avec lequel leurs habits et leur chair semblaient se confondre. Wim Wenders comme dans un miroir sort les danseurs de l’espace du théâtre pour les faire entrer dans le paysage, cette fois-ci non plus suggéré ou symbolisé mais réel. Il y’a dans le film ce dialogue entre une urbanité avant-gardiste d’un Wuppertal aux allures futuristes, avec ses usines monumentales désaffectées, ses tramways aériens et ses intersections de routes, et les paysages naturels, d’une beauté grandiose et solitaire, sur le fond desquels les corps parfois délurés, parfois mélancoliques des danseurs se pâment et se tordent. Les paysages et les extérieurs ne sont jamais un décor, mais un vrai personnage de cette saga géologique et tellurique de la danse. Ce dialogue entre les paysages figurés dans l'espace théâtral, rendant aux objets et aux corps leur présence archétypale, et leur mimesis instaurée par le film inverse le rapport entre la nature, la réalité et l'abstraction crée par l'art.



Le film de Wenders tranche avec les hommages aux artistes disparus : pas de verbiage interminable sur les vertus et la beauté du personnage, ni d’excès de documentaires nostalgiques retraçant la figure et le parcours de la chorégraphe ; au contraire, très peu d’images d’archives et juste quelques phrases simples et concises prononcées par les danseurs de sa compagnie évoquant avec beaucoup de retenue les moments les plus marquants de leur rapport. 

Mais cela ne rend que d’autant plus fort l’impact des quelques images d’archives utilisées, surtout celles où Pina danse dans « Café Muller », présence fantomatique, comme surgie des limbes, avec ce corps maigre aux gestes si fluides qu’ils semblent ceux d’un spectre, ces bras dessinant avec des mouvements amples et déliés, comme sans articulation, l’espace de mélancolie et de perte qui se trouve entre elle et le monde. Ces images deviennent poignantes, non seulement par la majesté inégalée de cette danseuse, dont tout l’être semble hanté par la danse, mais parce qu’elles préfigurent sa propre mort et qu’ils annoncent son effacement. 

lundi 3 février 2014

Soi et le monde

Profession: Reporter de Michelangelo Antonioni


Peut-on échapper à soi ? La substitution de son identité officielle par celle d’un autre suffit-elle à effacer les traces de ce destin qui nous suit pas à pas ? Peut-on tromper son inquiétude existentielle par la fuite en avant dans une course haletante contre le vide qui nous guette ? Telles sont les questions qui hantent ce film. Mais sa valeur tient moins à ces questions métaphysiques qu’aux réponses esthétiques trouvées par Antonioni pour exprimer cette quête et cette impossibilité d’échapper à soi.

Dans un pays d’Afrique qui n’est jamais nommé, David Lock, journaliste parti faire un reportage sur la guerre civile qui s’y déroule, rencontre un homme dénommé Robertson, dont on ne sait pas grand-chose sauf qu’il se trouve en Afrique pour faire quelques affaires. Plus tard, il le retrouve mort dans sa chambre, et profitant de leur ressemblance physique, il décide de prendre son identité. S’ensuit un périple erratique à travers l’Europe, où Locke est à la fois poursuivi par sa femme qui doute de la version officielle de sa mort, par la police et par des rebelles qui veulent récupérer les armes commandées à Robertson. Filmé comme un thriller,  « Profession Reporter » contient tous les ingrédients du genre : une intrigue policière sous forme d’énigme, des courses poursuites à travers l’Afrique et l’Europe, la fuite désespérée d’un personnage. Mais il s’agit d’un thriller métaphysique, car Locke tente surtout d’échapper à lui-même. Ce qui est aux trousses de Locke, ce sont moins les flics et les rebelles que le destin, qui le rattrape à la fin du film.



Lorsque le destin de Locke croise celui de Robertson, quelque chose de scellé se lit déjà dans l’image, dans ces grands panoramiques sur les paysages déserts, dans cette scène avec Jacques Nicholson qui peste contre une voiture enlisée dans le sable, dans l’immobilité de ces paysages dépeuplés de toute présence, dans ce vent de sable qui fouette les roches et les visages, immuable et inflexible dans sa pérennité inquiétante. Nous sommes déjà dans une atmosphère d’apesanteur, comme si le personnage était déjà cerné par ce vide, par l’enlisement dans les sables mouvants du temps. Après avoir usurpé l’identité de Robertson, l’errance de Locke se déplace vers l’Europe, où il passe par plusieurs villes en Allemagne et en Espagne. Les mouvements de caméra expriment parfaitement cette esthétique de l’errance, la caméra orchestre les entrées et les sorties des personnages dans le recoin du champ, pour ensuite saisir dans un panoramique coulant l’espace qui les entoure, qui est moins topographique qu’un espace-temps abstrait, mystérieux.

La dernière séquence nous rapproche de l’essence du film : Locke et Maria, une fille énigmatique qu’il a rencontrée à la Sagrada Familia à Barcelone, atterrissent dans une chambre d’hôtel dans ce qui semble être l’Andalousie. Locke se jette sur le lit, et allume une cigarette, s’en suit l’un des plus beaux plans séquences de l’histoire du cinéma : la caméra qui commence d’abord par prendre Locke sur le lit, avance en un travelling presque imperceptible, millimétrique, vers la fenêtre, en dépasse les barres et continue à avancer vers l’extérieur, où tous les personnages qui étaient aux trousses de Locke arrivent l’un après l’autre, comme pour l’apothéose finale d’une scène de théâtre, la caméra poursuit son mouvement et pivote à nouveau vers l’hôtel, suit les personnages qui rentrent vers la chambre pour retrouver de nouveau Locke, inerte sur le lit, comme Robertson au début du film. La boucle est bouclée, l’intérieur et l’extérieur, le visible et l’invisible se rejoignent dans ce pivotement panoramique de la caméra qui scelle le destin du personnage. La mort de Locke est dans le hors champ, dans le coin aveugle de la caméra, dans l’angle mort d’une attente fatale de la fin, qui se passe en dehors du regard, comme si celui-ci ne pouvait se saisir de cette réalité, de cette agonie.

Le film est également une interrogation très subtile sur le sens des images du monde qui circulent de manière vertigineuse à travers les médias, un questionnement autour de l’image, du regard porté sur l’autre et sur soi. Locke est un reporter qui a sillonné l’Afrique pour en filmer les déchirements et les conflits. On apprend petit à petit, grâce à des flashs back justifiés scénaristiquement par le documentaire posthume qu’un ami fait sur lui, qu’il a peu à peu perdu la foi dans les images, qu’il est en pleine crise identitaire, que son métier qui le portait vers le saisissement soi-disant objectif d’ une certaine réalité brutale et violente est devenu le lieu de sa perdition, de sa forclusion, car les images ne donnent à voir qu’une réalité déjà faussée par la subjectivité du regard, par les postures immuables de l’interviewé et de l’interviewer, comme si les deux étaient assignés à leurs positions sans possibilité d’échange. Le point de basculement pour Locke, est une interview qu’il fait d’un personnage pour un reportage sur l’Afrique. On voit le visage cadré en gros plan d’un homme noir, qui regarde intensément la caméra. La voix de Locke en hors champ l’interroge sur son parcours, lui pose des questions précises sur ses actions. L’homme répond que les questions qu’il lui a posé renseignent plus sur Locke que sur lui, il saisit alors la caméra et la retourne pour filmer Locke. Cette inversion déstabilisante des rôles, où le journaliste se retrouve dans la posture de l’interviewé, devenant l’objet d’un regard qui le scrute est au cœur du changement ontologique pour Locke. 


Abandonnant sa posture d’observateur qui a perdu son âme à force de faire des concessions, il se confronte plus directement au monde. Il abandonne également tout ce qui structurait sa vie auparavant, une épouse, une maison à Londres, la certitude d’un métier qui lui a permis de voyager et de découvrir le monde. Dans ce dessaisissement, quelque chose de vertigineux se joue dans l’image, à la fois l’élan de liberté et l’angoisse du vide. Mais c’est l’état du monde aussi qui porte cet acte de désespoir, car le film n’est pas simplement abstrait mais saisit aussi l’actualité de cette époque, avec ses soubresauts violents. Avant de mourir, Locke raconte à Maria l’histoire d’un aveugle qui a recouvert la vue, à 40 ans passés. Il découvre d’abord le monde avec ravissement, avant de réaliser la laideur et l’horreur dont  il est fait, et il décide de se suicider, incapable de supporter plus longtemps cette vision. Métaphore sur le regard, cette histoire constitue les derniers mots racontés par Locke, avant de disparaître à son tour du champ. On ne sort pas indemne de voir la mort, de filmer les balles qui transpercent le corps d’un fusillé, au bord de la mer, dans la splendeur d’un soleil éclatant. De même qu’on ne sort pas indemne de ce film, qui nous plonge dans cette errance hypnotique à travers des lieux si différents et pourtant similaires, comme si l’Afrique désertique rejoignait l’Andalousie criblée de soleil et d’attente, dans cette circularité où la caméra pivote sur elle-même comme les personnages pour un dernier adieu au monde.