samedi 28 novembre 2015

La vie des morts


Vers l’autre rive, de Kiyoshi Kurosawa


Hypnotique, mercuriel, déroulant dans ses plans et surtout dans leurs coupes les apparitions disparitions des corps des personnages, comme autant d’illustrations de la présence et de l’absence, « Vers l’autre rive » est un film sur les revenants, sur le deuil impossible, sur la vie à l’ombre des fantômes des personnes aimées. La plus belle chose que le cinéaste accomplit dans ce film, c’est de donner à voir le fantasme qui travaille les survivants, celui de retrouver l’espace d’un instant la présence de chaire des êtes morts, de les accompagner encore une fois dans un quotidien banal et plein à craquer d’instants qui se suffisent à eux-mêmes.





L’histoire est celle de Mizuki, professeur de piano, et de Yusuke, son mari mort il y’a trois ans. Mizuki rentre chez elle, se met à préparer à manger, elle est dans son quotidien, plan de face sur Mizuki soudain à l’arrêt, comme un souffle retenu, et ensuite contre champ sur un homme portant une veste orangé, debout au milieu de la cuisine. La première apparition du mort plante déjà le propos du cinéaste et donne une ampleur physique à l’idée : Yusuke est un fantôme très vivant. Sa veste colorée, son physique solide, lui donnent d’emblée densité et présence, d’où le caractère troublant du naturel de cette conversation avec la mort.

Des morts qui ne cessent de mourir, des fantômes qui doivent quitter les vivants deux fois, une fois en mourant, et une fois en laissant leur souvenir mourir. Grand film sur le deuil, donnant à sa signification une incarnation très frappante. Dans « Deuil et mélancolie », Freud dit que le deuil nécessite d’abord de dégorger le souvenir, lui faire rendre gorge, sans jamais épuiser ses filaments, sa prégnance sanguine, le poids mort de sa présence. Il faut repasser par tous les moments vécus avec l'être perdu, pas à pas, instant après instant, l'accompagner en quelque sorte dans une hallucination mnésique pour ensuite le laisser partir dans l'effacement amnésique. Le film semble donner à cette théorie un poids de chair jamais vu auparavant. Car le film est tout entier la revisitation de lieux habités, dans le sens fantomatique du terme. Yusuke propose à Mizuki de l'accompagner dans un voyage à rebours, dans les bourgs et petites villes anonymes du Japon qu’il a parcourus avant de mourir. Dans ce voyage, Mizuki va rencontrer plusieurs personnages qui sont autant d'occurrences du deuil, du chagrin, des regrets, des remords: le vieux distributeur de journaux dont la femme a disparu et qui en reste inconsolable; la propriétaire d’un restaurant qui n'a jamais cessé de penser à sa petite sœur morte peu après qu'elle l'eut rabrouée pour son mauvais jeu au piano; une villageoise, dans la dernière étape du voyage, qui  semble habitée par la mort de son mari. Devant tous ces personnages, Mizuki s'immobilise un instant, comme arrêtée au seuil d'un mystère ou d'une reconnaissance. Mais le film semble vouloir offrir à tous la chance rédemptrice mais vaine d'une nouvelle rencontre avec les morts, qui va à chaque fois crescendo. La jeune sœur réapparait pour refaire avec brio le morceau de piano qu'elle avait massacré de son vivant; le mari de la villageoise se matérialise lui aussi, revenu des limbes pour un ultime combat, convulsif et paroxystique, avant de disparaitre à nouveau, dans la coupe du plan.



La plénitude étrange de la proximité avec les morts déborde sur les plans avec les vivants. Le cinéaste déstabilise constamment le spectateur, qui se demande dans quel ordre de réalité du film il se trouve. D’ailleurs qui est mort, qui est vivant dans ce film? Les personnages portent tous une mélancolie sur leurs visages, accentués par le clair-obscur du filmage. La déstabilisation s’opère surtout à la faveur des changements d'angle, comme si au détour d'un raccord un monde pouvait basculer, l'ordre des plans, réalité et au-delà, monde visible et invisible, s'inverser. Ces inversions sont figurées par certains plans saccadés, à la durée très courte, comme pour dire l’impossibilité de la permanence. Ces plans vertigineux dans leur succession, comme ceux de la conversation entre Mizuki et la maitresse de son mari, ceux de la séquence de l’enlacement de Mizuki et Yusuke à la fin du film, où le cinéaste multiplie les angles de prise de vue, rendant la permutation des corps et le basculement des ordres de fiction si physiques, si présents. Le cinéaste donne un nouveau sens à la dualité au cinéma d’objectif/subjectif, visible/invisible, champ/contrechamp.  

Il y’a ces mouvements de caméra coulants, parfois flottants, et parfois abrupts, donnant cette impression étrange d'un rêve interrompu. Il y’a les couleurs du film, tout entier filmé dans un demi jour aux teintes pâles et étouffées, parfois troué par des saillies de couleurs et de lumières, celles des fleurs que le personnage du vieux distributeur de journaux colle sur les parois de son lit, celles des lampes que les villageois allument lors de la leçon de Yusuke sur Einstein et l'éternité du monde. Ces éclats soudains, dans un univers crépusculaire, tout entier tourné vers l'intériorité de la projection faite chair, sont autant de rappels au monde, à ses figures écarlates ou jaillissantes.



Parfois la recherche d'éternité idéelle se densifie un instant dans le plan, qui devient d’une fixité immuable, comme celui où les deux personnages principaux, immobiles, sont placés à distance l'un de l'autre face à un paysage magnifique comme dans un tableau de l'époque romantique. L'idéel d'un instant contemplatif, hors du temps, fixé sur la pellicule, devient ainsi la méta fiction du film, son horizon métaphysique. 

lundi 9 février 2015

Histoire de l’œil

Under the Skin, de Jonathan Glazer



Au commencement, un écran noir en un plan qui dure quelques secondes qui semblent une éternité ; ensuite un point lumineux qui s’approche peu à peu, accompagné d’une musique lancinante, sorte de bruits d’atmosphère claquante, de plus en plus assourdissante. Le point s’agrandit, s’approche, se développe, on ne comprend pas au début s’il s’agit d’une étoile filante, de la lueur d’un véhicule traversant la nuit noire de l’écran à toute allure, d’un vaisseau spatial perdu dans le cosmos, ne laissant apparaître au loin que ce point qui envahit peu à peu l’écran. Vaguement, puis de plus en plus précisément, on pense à l’iris de l’œil, et effectivement on le voit se former de plus en plus clairement sur l’écran, un œil ouvert avec la couleur de sa pupille gris vert, dans l’éclat laiteux et presque aveuglant de son blanc.

Dans ces premiers plans, qui ne prennent tout leur sens qu’à la toute fin du film, on comprend qu’il s’agit de la formation ou création de l’œil humain, qui devient le sens et la métaphore même de toute cette odyssée de l’espèce dans laquelle le cinéaste nous plonge. L’iris est celui de l’œil, à peine formé, ouvert dans sa virginité sur un monde inconnu, mais c’est également la métaphore de la caméra, dont l’iris doit également s’ouvrir sur un monde étrange et inquiétant, crée par le cinéaste. Cette première déflagration  optique du film est comme destinée à recréer du sens, à nous restituer dans toute sa beauté première et dans toute sa présence surprenante un monde tellement exploré par l’œil et par la caméra qu’il en devient usé, qu’il n’est plus que cette collection d’images si connues et si visibles qu’elles en deviennent distantes. L’écran noir du début et ce point lumineux sont la métaphore du projet esthétique du cinéaste : d’abord effacer l’image, la plonger dans le liquide amniotique noir qui va la révéler à elle-même, pour ensuite redonner au monde l’éclat de cette virginité du regard. Ce regard sera ensuite incarné par un être étrange, un Alien, une femme venue d’ailleurs qui prend forme humaine, et qui est jouée par l’une des stars planétaires les plus sensuelles, Scarlett Johansson, plus femme fatale que jamais, avec ses cheveux noirs, ses lèvres maquillées de rouge à lèvre éclatant, sa voix traînante et attirante.

La première partie du film est donc l’errance de cette femme qui a usurpé les vêtements d’une morte et qui se promène dans son camion dans les rues maussades et le paysage urbain désespéré d’une ville d’Ecosse. Elle accoste les hommes, leur demande quelques questions, toujours les mêmes : où vivent-ils ? Est ce qu’ils sont seuls ? Ont-ils des amis, de la famille ? Les dialogues dans cette première partie et tout au long du film sont réduits à ces phrases automatiques et utilitaires, comme si elles étaient dites par une voix de synthèse. De même, les images captées par la caméra à l’intérieur du camion semblent impersonnelles, comme si elles étaient saisies par une caméra de surveillance, installée à l’intérieur du camion pour capter indifféremment des scènes du quotidien et des images de passants. Le visage de Scarlett Johansson lui aussi semble impassible, indifférent, balayant le paysage urbain d’un regard de chasseur sans profondeur. Car cette femme est une prédatrice sans pitié, programmée pour attirer les hommes dans son piège de séductrice, pour ensuite les entrainer dans un lieu qui semble comme un hangar abandonné, où croyant la suivre tandis qu’elle se déshabille lentement, ils plongent en fait dans un liquide noir qui se referme sur eux irrémédiablement. Il faut avoir vu le film pour comprendre l’effet saisissant de ces plans : la chorégraphie des corps plongés dans le noir, qui se dénudent au fur et à mesure d’une marche animale et fatale, l’homme d’habitude chasseur devenant la proie inconsciente d'un désir de dévoration, et s’enfonçant dans ce liquide, dans cette matière dense qui le dissout. Ce liquide est en soi un mystère. Il me fait penser au bain chimique dans lequel on plonge le négatif des photos pour les développer et les mettre au monde en quelque sorte. Dans cette espèce de chambre noire, on assiste à une opération alchimique extraordinaire, qui nous met en face d'une image parturiente, de métamorphoses optiques où le corps de tous ces hommes se dissout dans cette matière liquide pour devenir une peau vidée de sa chair. Les références de ces images sont également très liées à mon sens à l'histoire de la peinture. On pense notamment aux peintures de Francis Bacon, ces corps qui se tordent et se déforment et ces visages monstrueux plongés dans la noirceur du tableau, qui perdent leur consistance pour n'être plus que matière malléable et fluide, amas de chair effondrée et crevassée.


Un basculement s'opère ensuite dans le film et dans l'attitude du personnage principal, à la faveur d'une rencontre qui lui fait percevoir la dimension humaine, poignante et blessée de la chair. Ce choc se fait à la faveur d'une rencontre avec la monstruosité et la laideur. Scarlett accoste un homme qui porte un capuchon et lui offre de monter pour le conduire vers le supermarché où il se dirigeait, il se découvre et nous révèle son visage ravagé par une maladie étrange, il ressemble à Elephant Man, ses chairs déformées et répugnantes sont comme l'antithèse de la splendeur plastique de l'actrice. Mais c'est bien cette monstruosité fragile, ces excroissances dans le visage, cet aspect heurté et vulnérable du corps martyrisé qui semble émouvoir le personnage. Pour la première fois, il y'a un contact physique avec un passager, elle prend la main de cet homme qui n'a jamais touché une femme comme pour lui donner le goût de la chair, mais c'est finalement elle qui est prise dans le sortilège de ce contact avec un être humain et décide de le libérer du piège liquide et de se libérer par là même de son être robotique pour devenir plus humaine.


On pense aux "Ailes du désir" de Wim Wenders, où des anges prisonniers du temps décident de devenir humains et de rejoindre le monde plutôt que de l'observer au loin. L'ange bienveillant du film de Wenders, et l'ange malveillant du film de Glazer, l'un attiré par une femme trapéziste qui lui donne envie d'expérimenter la pesanteur humaine, et l'autre révélée à elle-même par un être humain perçu comme monstrueux, comme Alien. Dans ces deux images, l'effondrement et la projection dans l'humain est d'abord une plongée dans le sensoriel. Dans la deuxième partie du film, le paysage se transforme, devenant plus sauvage, nous montrant les côtes heurtées de l'Ecosse, le fracas des vagues, les vapeurs humides qui se dégagent de la forêt, toute une série d'éléments matériels et premiers émouvants dans leur présence, contrairement aux paysages urbains du début du film. Le personnage expérimente aussi toutes les sensations humaines: la peur, le dégoût, le désir, mais seulement pour se rendre compte que son corps n'est pas apte à les vivre.

L'histoire du regard dans le film dit beaucoup en filigrane sur son évolution actuelle, mais à rebours. Commencée sous les auspices d'un monde presque désincarné, avec un regard impersonnel qui nous rappelle les évolutions techniques actuelles, des vidéos surveillances, à la  Google glass où le monde est frappé d'une présence utilitaire, lu et relu à la faveur du trop-plein d'informations recueilles par les caméras, saturé d'images et de sons ; il finit par un regard plus pur, comme restitué à son humanité, au ras des choses, dans l’immédiateté saisissante d’une découverte virginale du réel.


Scarlett Johansson, dans le rôle de l’Alien, creuse encore plus ce qu’elle avait accompli dans Her, le film de Spike Jonze. Dans ce dernier, elle était la voix de Samantha, l’opératrice du programme informatique hyper sophistiqué qui permet à une voix synthétique de prendre forme humaine et de s’adapter  aux émotions de son interlocuteur, qui en tombe amoureux. Dans Her, l’actrice restait hors champs, seule sa voix devenait l’incarnation de cette présence, sur le fond du grand vide virtuel dans lequel les projections des émotions et des sentiments se fait sur fond d’absence charnelle. Dans « Under the skin », son corps devient l’incarnation de l’altérité radicale et pourtant sous forme humaine, sa voix toujours aussi sensuelle, ajoutée à sa grande beauté, est tout autant un piège, dans lequel les hommes plongent et se perdent.