lundi 9 février 2015

Histoire de l’œil

Under the Skin, de Jonathan Glazer



Au commencement, un écran noir en un plan qui dure quelques secondes qui semblent une éternité ; ensuite un point lumineux qui s’approche peu à peu, accompagné d’une musique lancinante, sorte de bruits d’atmosphère claquante, de plus en plus assourdissante. Le point s’agrandit, s’approche, se développe, on ne comprend pas au début s’il s’agit d’une étoile filante, de la lueur d’un véhicule traversant la nuit noire de l’écran à toute allure, d’un vaisseau spatial perdu dans le cosmos, ne laissant apparaître au loin que ce point qui envahit peu à peu l’écran. Vaguement, puis de plus en plus précisément, on pense à l’iris de l’œil, et effectivement on le voit se former de plus en plus clairement sur l’écran, un œil ouvert avec la couleur de sa pupille gris vert, dans l’éclat laiteux et presque aveuglant de son blanc.

Dans ces premiers plans, qui ne prennent tout leur sens qu’à la toute fin du film, on comprend qu’il s’agit de la formation ou création de l’œil humain, qui devient le sens et la métaphore même de toute cette odyssée de l’espèce dans laquelle le cinéaste nous plonge. L’iris est celui de l’œil, à peine formé, ouvert dans sa virginité sur un monde inconnu, mais c’est également la métaphore de la caméra, dont l’iris doit également s’ouvrir sur un monde étrange et inquiétant, crée par le cinéaste. Cette première déflagration  optique du film est comme destinée à recréer du sens, à nous restituer dans toute sa beauté première et dans toute sa présence surprenante un monde tellement exploré par l’œil et par la caméra qu’il en devient usé, qu’il n’est plus que cette collection d’images si connues et si visibles qu’elles en deviennent distantes. L’écran noir du début et ce point lumineux sont la métaphore du projet esthétique du cinéaste : d’abord effacer l’image, la plonger dans le liquide amniotique noir qui va la révéler à elle-même, pour ensuite redonner au monde l’éclat de cette virginité du regard. Ce regard sera ensuite incarné par un être étrange, un Alien, une femme venue d’ailleurs qui prend forme humaine, et qui est jouée par l’une des stars planétaires les plus sensuelles, Scarlett Johansson, plus femme fatale que jamais, avec ses cheveux noirs, ses lèvres maquillées de rouge à lèvre éclatant, sa voix traînante et attirante.

La première partie du film est donc l’errance de cette femme qui a usurpé les vêtements d’une morte et qui se promène dans son camion dans les rues maussades et le paysage urbain désespéré d’une ville d’Ecosse. Elle accoste les hommes, leur demande quelques questions, toujours les mêmes : où vivent-ils ? Est ce qu’ils sont seuls ? Ont-ils des amis, de la famille ? Les dialogues dans cette première partie et tout au long du film sont réduits à ces phrases automatiques et utilitaires, comme si elles étaient dites par une voix de synthèse. De même, les images captées par la caméra à l’intérieur du camion semblent impersonnelles, comme si elles étaient saisies par une caméra de surveillance, installée à l’intérieur du camion pour capter indifféremment des scènes du quotidien et des images de passants. Le visage de Scarlett Johansson lui aussi semble impassible, indifférent, balayant le paysage urbain d’un regard de chasseur sans profondeur. Car cette femme est une prédatrice sans pitié, programmée pour attirer les hommes dans son piège de séductrice, pour ensuite les entrainer dans un lieu qui semble comme un hangar abandonné, où croyant la suivre tandis qu’elle se déshabille lentement, ils plongent en fait dans un liquide noir qui se referme sur eux irrémédiablement. Il faut avoir vu le film pour comprendre l’effet saisissant de ces plans : la chorégraphie des corps plongés dans le noir, qui se dénudent au fur et à mesure d’une marche animale et fatale, l’homme d’habitude chasseur devenant la proie inconsciente d'un désir de dévoration, et s’enfonçant dans ce liquide, dans cette matière dense qui le dissout. Ce liquide est en soi un mystère. Il me fait penser au bain chimique dans lequel on plonge le négatif des photos pour les développer et les mettre au monde en quelque sorte. Dans cette espèce de chambre noire, on assiste à une opération alchimique extraordinaire, qui nous met en face d'une image parturiente, de métamorphoses optiques où le corps de tous ces hommes se dissout dans cette matière liquide pour devenir une peau vidée de sa chair. Les références de ces images sont également très liées à mon sens à l'histoire de la peinture. On pense notamment aux peintures de Francis Bacon, ces corps qui se tordent et se déforment et ces visages monstrueux plongés dans la noirceur du tableau, qui perdent leur consistance pour n'être plus que matière malléable et fluide, amas de chair effondrée et crevassée.


Un basculement s'opère ensuite dans le film et dans l'attitude du personnage principal, à la faveur d'une rencontre qui lui fait percevoir la dimension humaine, poignante et blessée de la chair. Ce choc se fait à la faveur d'une rencontre avec la monstruosité et la laideur. Scarlett accoste un homme qui porte un capuchon et lui offre de monter pour le conduire vers le supermarché où il se dirigeait, il se découvre et nous révèle son visage ravagé par une maladie étrange, il ressemble à Elephant Man, ses chairs déformées et répugnantes sont comme l'antithèse de la splendeur plastique de l'actrice. Mais c'est bien cette monstruosité fragile, ces excroissances dans le visage, cet aspect heurté et vulnérable du corps martyrisé qui semble émouvoir le personnage. Pour la première fois, il y'a un contact physique avec un passager, elle prend la main de cet homme qui n'a jamais touché une femme comme pour lui donner le goût de la chair, mais c'est finalement elle qui est prise dans le sortilège de ce contact avec un être humain et décide de le libérer du piège liquide et de se libérer par là même de son être robotique pour devenir plus humaine.


On pense aux "Ailes du désir" de Wim Wenders, où des anges prisonniers du temps décident de devenir humains et de rejoindre le monde plutôt que de l'observer au loin. L'ange bienveillant du film de Wenders, et l'ange malveillant du film de Glazer, l'un attiré par une femme trapéziste qui lui donne envie d'expérimenter la pesanteur humaine, et l'autre révélée à elle-même par un être humain perçu comme monstrueux, comme Alien. Dans ces deux images, l'effondrement et la projection dans l'humain est d'abord une plongée dans le sensoriel. Dans la deuxième partie du film, le paysage se transforme, devenant plus sauvage, nous montrant les côtes heurtées de l'Ecosse, le fracas des vagues, les vapeurs humides qui se dégagent de la forêt, toute une série d'éléments matériels et premiers émouvants dans leur présence, contrairement aux paysages urbains du début du film. Le personnage expérimente aussi toutes les sensations humaines: la peur, le dégoût, le désir, mais seulement pour se rendre compte que son corps n'est pas apte à les vivre.

L'histoire du regard dans le film dit beaucoup en filigrane sur son évolution actuelle, mais à rebours. Commencée sous les auspices d'un monde presque désincarné, avec un regard impersonnel qui nous rappelle les évolutions techniques actuelles, des vidéos surveillances, à la  Google glass où le monde est frappé d'une présence utilitaire, lu et relu à la faveur du trop-plein d'informations recueilles par les caméras, saturé d'images et de sons ; il finit par un regard plus pur, comme restitué à son humanité, au ras des choses, dans l’immédiateté saisissante d’une découverte virginale du réel.


Scarlett Johansson, dans le rôle de l’Alien, creuse encore plus ce qu’elle avait accompli dans Her, le film de Spike Jonze. Dans ce dernier, elle était la voix de Samantha, l’opératrice du programme informatique hyper sophistiqué qui permet à une voix synthétique de prendre forme humaine et de s’adapter  aux émotions de son interlocuteur, qui en tombe amoureux. Dans Her, l’actrice restait hors champs, seule sa voix devenait l’incarnation de cette présence, sur le fond du grand vide virtuel dans lequel les projections des émotions et des sentiments se fait sur fond d’absence charnelle. Dans « Under the skin », son corps devient l’incarnation de l’altérité radicale et pourtant sous forme humaine, sa voix toujours aussi sensuelle, ajoutée à sa grande beauté, est tout autant un piège, dans lequel les hommes plongent et se perdent.