mercredi 1 juin 2016

“UNE MORT TRES DOUCE”

“SORTIR VERS LE JOUR” DE HELA LOTFI
Article paru dans Nachaz, Dissonnances



« Sortir vers le jour » suit vingt-quatre heures de la vie de deux femmes, Souad et sa mère, dont l’occupation principale consiste à prendre soin du père de Souad, devenu infirme. Toute la première partie du film se passe dans leur appartement vétuste d’un quartier populaire du Caire et suit les gestes quotidiens que les deux femmes accomplissent pour le soin du malade et l’enfermement dans un lieu qui comme le corps du père se désagrège et se gangrène. Dans un deuxième moment, celui qui correspond à la « sortie vers le jour », Souad quitte l’appartement pour quelques heures, et nous suivrons dès lors ses déambulations dans les rues du Caire, son errance dans des quartiers divers, jusqu’à la tombée du jour. Film extrêmement sensoriel, il fait vibrer la lumière pour saisir dans un geste cinématographique très épuré le clair-obscur de l’appartement et des âmes qui l’habitent.
 
« Sortir vers le jour » n’est pas seulement un film intimiste ou un drame familial. La dimension sociale y est bien présente, et transparaît à travers l’extrême fragilité matérielle de cette famille très modeste, vivant dans un milieu populaire au Caire. Il ne s’agit pas seulement de filmer la déchéance des corps ainsi que le huis clos entre les personnages, puisque la vétusté des lieux, le délabrement des meubles, les craquelures dans les murs et les moisissures sur les parois sont filmées avec autant d’attention par la cinéaste que les personnages. On n’est pas dans ce film, ou pas seulement, comme dans « Amour » de Michael Haneke, ou dans « Cris et chuchotements » d’Ingmar Bergman, au plus près de l’agonie d’un personnage et du drame intime qui se joue chez les survivants. L’appartement, dans la matérialité de son délabrement, devient un personnage à part entière, participe à rendre encore plus prégnante la déchéance des corps, la fatigue qui les habite, l’épuisement de leurs ressources vitales. C’est ce qui le rend si poignant et unique.
 
Ce qui impressionne dans ce film c’est le dépouillement de l’image comme de ces personnages, qui n’ont en leur possession que cet affect qui les lie et qui transparaît dans les moindres gestes, d’une extrême douceur. Ils n’ont que la lumière du jour pour percer l’obscurité d’une maison qu’on sent humide et suintante, que la musique d’Oum Kalthoum pour alléger les heures d’une journée interminable. Aucune surcharge ne vient faire écran entre le vécu des personnages et le spectateur.
 
Le raccord entre les images n’est pas seulement un montage réaliste, psychologique ou causal. Le raccord dessine l’espace de césure entre les êtres, il opère un découpage dans l’espace habité des solitudes partagées, chacun des personnages étant rendu à cette densité physique et temporelle de la solitude. Quatre plans successifs en sont le témoin. Le premier en plan rapproché nous montre la mère faire la toilette du soir de son mari. Après l’avoir habillé et lavé, elle s’allonge avec lui sur le lit, l’entoure de ses bras et mets une cassette d’Oum Kalthoum. Ils l’écoutent tous les deux, pendant un moment ensemble. Le plan suivant, large, nous renvoie à la séparation des espaces, chacun dans une chambre, elle dans le salon et le vieil homme sur son lit de malade, avec toujours la musique d’Oum Kalthoum qui résonne dans l’appartement vétuste. Les troisièmes et quatrièmes mouvements sont des gros plans, d’abord sur elle, plongée dans la pénombre du salon, ensuite sur lui, allongé et le regard humide. Chacun des deux est plongé dans ses pensées, dans un abîme qui semble uniquement percé par la musique. Ce mouvement des corps, leur unité et ensuite leur désunion, se fait à la faveur de la variation des plans et de leur échelle. La chanson d’Oum Kalthoum joue le rôle du liant affectif, l’incarnation d’une nostalgie indicible, lorsque les personnages, enrobés dans la pénombre de leur solitude partagée écoutent ensemble puis chacun de son côté cette grande voix remuante. Cette séquence bouleversante est la quintessence du film : en 4 plans presque silencieux et un morceau de musique, elle rend perceptible tout l’indicible qui habite ces êtres.
 
Dans la première partie du film qui se déroule à l’intérieur de l’appartement, les plans séquences montrant les gestes matériels des soins que les deux femmes prodiguent à leur homme s’accompagnent de mouvements de caméra très millimétrés. Les mouvements de la caméra semblent épouser ceux des personnages, comme si elle était une extension de leurs gestes, dans la continuité et le prolongement de leurs mains qui soignent, qui changent les draps, nettoient le corps du père, frottent la lessive et astiquent le sol. La caméra ne les suit pas, elle se meut avec eux, comme si leurs gestes si précis en guidait le mouvement. Un accompagnement qui est celui d’un ami, d’un observateur attentif et compatissant. Les pivotements de la caméra donnent la sensation d’une présence fluide, d’une immersion dans les 24 heures de la vie de ces personnages.
 
Ce qui impressionne également c’est le caractère pictural de l’image, avec des plans de personnages immobilisés dans l’instant, face à une fenêtre ou devant les vitres, avec leurs reflets et leurs attentes. Le jeu subtil de la lumière qui entre par les fenêtres, le clair-obscur des ambiances, les teintes très pales, avec des dominantes de couleur marron, beige ou blanc cassé, rappellent la peinture hollandaise du 17èmesiècle. Dans ces peintures, surtout celles de Vermeer, on voit souvent des personnages saisis dans leurs tâches quotidiennes, face à des fenêtres qui déversent la lumière du jour. La frontière entre l’intérieur et l’extérieur et la densification des espaces de l’intime se fait dans ces peintures à la faveur de ces portes entrebâillées, de ces fenêtres ajourées, laissant passer une lumière qui sculpte les visages et les lieux. Dans « Sortir vers le jour », la lumière est là comme un rappel du monde extérieur. Elle souligne encore plus l’enfermement des personnages, le huis clos familial. Elle devient parfois obsédante dans son inscription dans l’espace comme une promesse ou un appel vers l’ailleurs. Un appel que Souad va enfin suivre en choisissant de sortir dans la ville.
 
Cette deuxième partie du film est une errance dans la ville du Caire, avec son foisonnement de monde, le bruit omniprésent, le choc des couleurs soudain rendues à leur éclat. Dans cette partie, la cinéaste s’attarde sur la dimension spirituelle de la ville. Dans l’une des plus belles scènes du film, on voit Souad qui erre, très tard le soir, incapable de rentrer chez elle. Attirée par des bruits de chants soufis, elle pénètre dans une espèce de jardin et s’assied au bord de l’eau, jusqu’à la tombée du jour. La musique, les voix, la lumière qui se dégage des lieux et qui se reflète dans l’eau, tout ce bain sensoriel qui entoure le personnage est d’une douceur poignante. Elle rend d’autant plus présente la mort du père qui rôde et la douleur nue d’une vie qui semble sans espoir.

http://nachaz.org/blog/une-mort-tres-douce-a-propos-du-film-de-hela-lotfi-sortir-vers-le-jour-par-amna-guellali/ 
 

samedi 16 janvier 2016

Caméra, Peinture et états de conscience

Van Gogh, film de Alain Resnais




Même si l’incipit du film déclare que son intention est de tenter de « retracer, uniquement à l’aide de ses œuvres, la vie et l’aventure spirituelle » de Van Gogh, Alain Renais ne se contente pas de faire l’autobiographie de la vie tourmentée du peinte à travers la succession de ses tableaux et la voix off du narrateur qui retrace son parcours. S’il ne s’agissait que de cela, le film n’aurait eu qu’un intérêt limité, car il n’aurait pas saisi ce que le cinéma ajoute potentiellement à la peinture : non pas l’animation d’images fixes, non pas de faire, à travers les mouvements de la caméra et les cadrages, un découpage objectif et narratif dans les tableaux, pour leur rendre une certaine temporalité linéaire, mais bien l’entrée dans la conscience du personnage, en restituant sa folie, ses tourments intérieurs. Articuler des plans, c’est donner à voir de l’intérieur des niveaux de conscience, comme le disait Serge Daney. Le film de Resnais donne chair à cette idée, puisque la conscience intérieure du personnage Van Gogh est son sujet même, déployé tout au long du film dans l’enchainement des plans. Si le début du film s’apparente à la narration descriptive classique, avec des plans objectifs sur les paysages, les visages et les lieux peints par Van Gogh, succession qui semble dérouler le temps objectif de sa biographie, on bascule au milieu du film dans un ordre subjectif, dans une temporalité éclatée à l’image du monde intérieur du peintre. Les nombreux autoportraits qui se succèdent introduisent le point de vue du personnage Van Gogh, rendant ainsi tous les autres plans sur sa peinture apparentés à des plans subjectifs. Le découpage que fait le cinéaste dans la peinture épouse cette alternance entre le plan subjectif et objectif, pour saisir les visions intérieures du personnage Van Gogh. Il y’a une dialectique entre l’autoportrait, le gros plan sur un détail de la peinture, et la voix off du narrateur, qui nous plonge littéralement dans son état de conscience. Les plans deviennent de plus en plus saccadés, de plus en plus courts, au fur et à mesure que l’on s’immerge dans l’univers de la folie intérieure du peintre. Dans une séquence clé du film, le basculement vers la folie s’opère. Sur la phrase « un jour, il sent l’apparence des choses lui échapper », succession d’un plan large du tableau avec un oiseau, ensuite changement brusque d’échelle de plan, grossissant le détail de l’oiseau, le troisième plan vient intercaler le portrait du peintre portant ses palettes, avec un brusque mouvement de caméra à droite fixant son ombre au sol. On aura ensuite une alternance entre les nombreux autoportraits de Van Gogh, et les gros plans, grossissant des choses, des objets, des détails, sur ses toiles, comme autant de signes de la distorsion intérieure de sa conscience. Des plans de plus en plus rapprochés, de plus en plus grossissants, sur son regard où se déroule le drame intérieur. La musique, de plus en plus dissonante, martèle ses notes dans un tournoiement sériel qui reproduit aussi l’univers sonore de la discordance intérieure. Ce petit film de 17 minutes, est essentiel pour saisir, dans le « regard caméra » avant la lettre de Van Gogh, tout son rapport au monde, à la nature, et surtout à ses tourments qui lui ont fait jeter sur la toile tout son être flamboyant en un ultime geste de création désespérée. 

Le ré-enchantement du monde

Les Mille et une nuits, de Miguel Gomes



Quel récit peut-on produire aujourd'hui, dans un monde cerné par les crises de toutes sortes? Comment y réinjecter l'enchantement des contes et leur houle narrative? Comment conter ce monde dans lequel nous vivons, ses frontières poreuses, sa temporalité éclatée, la fatigue de ses artères fictionnelles? C'est au cœur de toutes ces questions que Miguel Gomes place son film, dont la structure s'inspire des Milles et une nuits. Mais la narratrice du film, Shéhérazade, qu'elle apparaisse en forme de voix off ou comme personnage, tisse des histoires modernes dans le Portugal d'aujourd'hui en proie à la crise économique. Les trois volets, « L’inquiet », le « désolé », « l’enchanté », forment une fresque délirante et inventive, et sont traversés par l’hybridité du récit. Dans sa diversité formelle, dans l’urgence de ce filmage au quotidien des histoires petites et grandes d’un Portugal qui se dégrade, le cinéaste ne fait aucune preuve de mégalomanie, au contraire, c’est l’humilité et la liberté la plus grande qui préside à ce film monde. Il filme des êtres pris dans des sortilèges modernes, ceux des dieux du capitalisme et de leurs lois d’airains contre lesquelles les hommes se retrouvent impuissants, défaits. Mais son ambition est de redonner sa chance à ces vies dans les marges, de ré-enchanter le monde.

La scissiparité du récit, si fécond en digressions de tout genre, comme le récit oriental qui lui donne sa structure, devient une espèce de toile délirante, un film labyrinthe où les histoires des hommes, sont mises en scène dans un mélange de fiction et de réalisme très particulier. Car il s’agit dans le film de faire entrer la fiction dans la réalité autant que l’inverse. On sait que le processus de fabrication du film a pris forme à travers les histoires récoltées par les journalistes à qui le cinéaste a demandé de lui rapporter les histoires d'un Portugal en crise. Ces histoires ont ensuite été absorbées dans la grande centrifugeuse à fiction du cinéaste. Dans cette réalité, l’auteur a introduit des fragments de fiction, véhiculées par des acteurs, par des récits enchantés, sous forme de voix off ou de personnages qui jouent des histoires réelles, et qui viennent tous se coller au vécu enregistré en direct. Certaines histoires, vraies, telles que le procès fait par les voisins au coq chantant qui les réveille chaque matin, se transmuent en fiction par le biais du conte merveilleux.




La mise en scène du dispositif filmique se fait dans le premier épisode de la première partie, où Miguel Gomes se met lui-même en scène, en état de fuite devant l’entreprise démente de son film. La panique du réalisateur vient de son désir de filmer ce foisonnement d’histoires, tragiques et loufoques, dans lesquelles le monde moderne se disloque et se recompose directement devant la caméra et dans le montage le plus improbable des histoires. L’imagination débridée du réalisateur rencontre une réalité tout aussi délirante, avec la simultanéité des évènements et la profusion des personnages en proie aux crises les plus diverses. Le lien qu’il n’arrive pas à trouver de prime abord entre les ouvriers du chantier naval de Viana de Castelo et l’exterminateur des guêpes tueuses, le cinéaste laissera à Shéhérazade, grande conteuse experte dans l’art de tisser les récits les plus variés et de créer des abimes de fiction dans lesquels engloutir le désir de mort et de destruction du calife, le soin de le faire, sur un mode loufoque, à sa place. La prise en charge de la réalité filmée se fait donc à la faveur d’un déplacement vers la fiction, le personnage de Shéhérazade étant l’incarnation même d’une fiction puissance mille. Le documentaire âpre et nu, sur le chantier naval, et sur l’exterminateur de guêpes, s’emboite dans un canevas plus vaste, qui sera la somme fictive de toutes ses parties, le montage narratif épique, poétique, farcesque et tragique du film




Les guêpes tueuses, le coq enchanté, la baleine explosée, le chien joyeux jusqu’aux pinsons enivrants du dernier épisode du film, les animaux ponctuent le récit, comme des relais, leur voix faisant aussi partie du dérèglement du monde et de son enchantement. Ils peuvent être les vecteurs du merveilleux, comme le coq qui fait le récit des amours de deux jeunes adolescents sur fond d’incendies de forêts et de crise politique dans une petite localité du Portugal ; ils peuvent également servir de lien, entre les différents personnages abandonnés à eux-mêmes dans la solitude de tours bétonnées, comme le petit chien blanc du récit « les maîtres de Dixie ». Leur présence renvoie à une mythologie moderne, elle permet un réenchantement du monde.

Le cinéaste semble réinventer la notion du hors champs au cinéma. L’espace cinématographique s’articule "d’un espace-champ et d’un espace hors-champ, d’un vu et d’un non-vu (par le spectateur), et la « tension » résultant de cette division implique le spectateur dans son jeu. (Pascal Bonitzer)" Dans les Mille et Une Nuits de Gomes, la séparation du film entre trois parties distinctes et pourtant interdépendantes opère une césure dans l’espace-temps du film pour l’ouvrir à l’imaginaire de l’absence et à la continuité de la narration dans les projections rêvées du spectateur. Dans la troisième partie, le cinéaste place souvent cet intertitre déstabilisant « Et le jour venant à paraître, Schéhérazade se tait. Puis, la nuit venant Schéhérazade reprend son récit », comme si l’alternance entre le jour et la nuit, le silence et le conte, la réalité et la fiction, dans la diégèse du film, ouvrait aussi un espace imaginaire, un conduit vers l’ailleurs proliférant et interminable des histoires. Le hors-champ devient temporel autant que fictionnel : c’est le temps nécessaire pour accueillir le multiple, pour laisser l’imaginaire du spectateur divaguer vers des récits qu’il voudra lui-même inventer, pour rêver avec le film, pour dérouler l’écheveau des histoires en dehors du film, dans les interstices de sa projection. Toutes les histoires que Shéhérazade n’a pas encore racontées, tous les visages qui n’ont pas encore été filmés, toutes les images non encore capturées, forment le tissu extra-diégétique de la grande rêverie fantasmée du film.