vendredi 18 août 2017

Mythologies de Desplechin



Un Conte de Noël, de Arnaud Desplechin

Il est difficile d'écrire sur un film aussi dense que « Conte de Noël », un film qui entremêle avec génie de si multiples dimensions, strates, références et personnages qu’il en donne parfois le tournis et emporte le spectateur dans un voyage où le cinéaste nous fait parfois perdre pied pour mieux nous entraîner dans sa ronde narrative et visuelle. Multiplicité du récit et des genres d’abord : le film commence avec une espèce de théâtre de marionnettes, qui dresse les origines et la naissance du récit, et nous donne du même coup non seulement le portrait de cette famille, mais en même temps l’origine du mal qui la ronge et de la folie dont elle est née. Ce début de récit ressemble effectivement à un conte, un conte cruel et monstrueux, déjà plein de déchirements, de délires, de greffes virtuelles et de parents dévorants qui ne donnent naissance à un enfant que pour utiliser son rein pour sauver leur premier fils. Les noms sont déjà tout un programme, et plongent le récit dans une profondeur mythologique très dense. Abel et Junon, les deux parents, sont les deux personnages qui sont au fondement même du récit. Le cinéaste crée ainsi sa propre Genèse, comme s’il voulait réinventer cette histoire commune de l’humanité, se l’approprier pour mieux la tordre et jouer avec ses codes. Après cet incipit en forme de conte, le récit se multiplie, se ramifie, tout en s’articulant autour des rapports des deux enfants, Henri et Elisabeth. Elisabeth semble droit sortie d’une tragédie grecque : en ordonnant le bannissement de son frère, jugé trop frivole et irresponsable, elle est comme ces héroïnes antiques, intransigeantes devant leur destin, imperméables à la pitié ou à l’appel de la famille, allant vers le centre brûlant de leur croyance en la nécessité et la justesse de leur acte.

Chaque personnage, de même qu’il est porteur d’une histoire et d’une généalogie, soit mythique, soit cinématographique, est également entouré d’une ambiance particulière. Henri (joué par l’inégalable Matthieu Amalric) ressemble à un diable, un histrion farcesque et en même temps inquiétant, à la fois bouc émissaire et manipulateur. C’est l’enfant inutile (puisque sa conception n’a pas servi à sauver son frère) mais aussi l’enfant indispensable (celui dont le rein pourra sauver sa mère atteinte d’une maladie mortelle). Il est à la fois clown et démon, dantesque et gargantuesque. Elisabeth est plutôt dans le registre de la tragédie, visage immuablement pétrifié par la douleur, regard de sainte qui se prend trop au sérieux, enfant traumatisée par cette mort initiale du frère et mère traumatisante par l’attention et le poids de l’affection qu’elle semble porter à son enfant. 

On a l’impression que les personnages, bien qu’inscrits dans des lignées mythiques et narratives assez marquées, ne cessent de se transformer, de passer d’un registre à l’autre, de se heurter comme des comètes dans une danse macabre et comique que le cinéaste orchestre, comme des billes lancées dans des trajectoires différentes qui s’alignent, s’entrechoquent puis se perdent, toujours en mouvement, toujours mouvants et insaisissables. Tout cela sans parler des références cinématographiques sous-jacentes du film : on pense au Miroir de Tarkovski, à Fanny et Alexandre, etc. Tout autre film, aussi bourré de références, aussi lourd de sens et aussi éclaté aurait semblé indigeste s’il eut été fait par un autre cinéaste. Avec Despleschin, la fluidité du récit est étonnante, il passe d’une scène où Emmanuelle Devos feuillette un livre avec une image de chimère tandis que la voix de Matthieu Amalric parle du récit mythique de ce monstre, à une réunion de famille sur les chances mathématiques de survie de Junon, calcul de probabilité hautement savant à l’appui.  On passe d’une réunion de famille démentielle, cruelle et quelque peu grotesque à une ambiance plus intimiste, où le cinéaste filme avec délicatesse l’amour naissant et physique entre Simon et Silvia. Quelques scènes plus tard c’est l’ambiance clinique et documentaire de l’hôpital où le transfert de Moelle aura lieu. 


En fin de compte, cette histoire de greffe est en quelque sorte la métaphore du film : celui ci est entièrement fait de transmutations, de passages d’un registre à l’autre, de transfert d’énergie entre le dramatique et le grotesque, l’amour et la haine, la violence et la douceur.