mardi 20 janvier 2009

Hiroshima et le cinéma






H Story de Nabuhiro SUWA


Un cinéaste, Nobuhiro SUWA décide, pour filmer sa ville natale, Hiroshima, de faire le remake d’un autre film, Hiroshima mon Amour, d’Alain RENAIS. C’est Béatrice DALLE qu’il choisit pour jouer le rôle tenu par Emmanuelle RIVA. De ce remake, naît un film expérimental très dense dans son esthétique et son contenu, qui révèle à la fois beaucoup de choses sur le cinéma moderne et sur la manière de saisir non seulement l’histoire en général mais l’histoire du cinéma en particulier, sur la manière de filmer les lieux, les corps, les visages. En fait de remake, le cinéaste donne un ton très personnel à son film. Car il ne s’agit plus du remake de Hiroshima mon amour, mais de filmer un cinéaste et ses acteurs en train de faire le remake de ce film. Le processus de filmage et le dispositif de mise en scène, de prise de vue, de direction d’acteurs, sont la matière diégétique du film. 

En fait, tout le film nous introduit dans une espèce de vertige de mise en scène, où les différents dispositifs s’enchevêtrent, se découpent, se multiplient à l’infini, nous mettant en face d’un palimpseste composé de différentes écritures dans le film. Il y a d’abord les vraies scènes de remake de Hiroshima mon amour, celles où l’on voit DALLE et l’autre acteur principal reprendre les mêmes scènes de RENAIS, sur les dialogues de Marguerite DURAS. Il y a ensuite les vraies scènes de tournage, les fausses scènes de tournage (fausses parce que le cinéaste nous fait croire qu’il s’agit d’un vrai making off sans mise en scène alors que ce n’est que la mise en scène d’un faux making off) les vraies scènes où DALLE jouant son propre rôle et un autre acteur se promènent dans les rues de Hiroshima, les fausses scènes de crise au sein de l’équipe, etc. Les adjectifs vrais et faux dessinent ici une ligne de frontière entre l’artificialité de la fiction et la sur-artificialité du filmage de la fiction. Ils mettent le spectateur en face d’un emboitement vertigineux de la mise en scène, des différents niveaux diégétiques, qui semblent s’amonceler et reculer la perception de la réalité filmée et le sujet même du film, c’est-à-dire Hiroshima elle-même. Mais la virtuosité de la mise en scène n’est pas seulement un exercice de style, car en interposant entre le sujet du film et les spectateurs le dispositif même du cinéma, le cinéaste rejoint la vérité ou la réalité d’une autre manière, beaucoup plus forte et poignante.

Il est également fidèle à l’esprit du film original. Car RENAIS n’a pas procédé autrement que par un détournement du regard. La phrase qui ponctuait Hiroshima mon amour, « Tu n’as rien vu à Hiroshima », désignait l’impossibilité de voir réellement l’horreur qui échappe à toute qualification, mettait le personnage et le spectateur en face de cette aporie de vue et donc de sens, tentait de maintenir la distance salutaire entre l’horreur et sa perception, pour ne pas la transformer en spectacle. C’est seulement à travers l’amour et la concentration sur deux corps singuliers qu’une possible pénétration du sens de ce qui s’est passé à Hiroshima est possible. Car les deux corps si vivants, si beaux d’Emmanuelle RIVA et de son amant japonais, ce grain de leur peau qui remplit l’écran dès la première image du film, ne peut que désigner en creux tous les autres corps disparus, tous les êtres ensevelis sous la poussière radioactive, toutes les chairs brûlées en un seul instant fatal. Les dialogues épurés et obsessionnels de Marguerite DURAS permettaient également d’entraîner le spectateur dans un rythme envoutant, une espèce de litanie de la mémoire et de la douleur, une espèce d’incantation magique où les moindres mots prononcés, murmurés dans l’intimité de l’amour s’opposaient au discours ambiant de complainte et de commémoration. Hiroshima, Nevers, le nom de ces deux villes marquent étrangement la mémoire du spectateur, parce qu’il ne désignent pas seulement la géographie de l’horreur mais la topographie intime du malheur. Deux villes mises face-à-face par le cinéma, sans hiérarchie entre elles sinon celle du télescopage de mémoire et l’expérience personnelle du tragique humain.

Face à ce détournement du regard et à ce décalage du sens mis en place par RENAIS et DURAS, SUWA se devait d’inventer sa propre méthode pour s’emparer d’une réalité galvaudée et d’autant plus insaisissable que 40 ans sont passés entre les deux films. A mon avis, il l’a fait magistralement en épousant aussi l’esthétique du cinéma postmoderne. Si le cinéma moderne, dont Hiroshima mon amour représentait l’un des moments clés, se caractérisait par le décadrage, la déconstruction, la volonté de défaire la perception trop directe de la réalité par des décalages esthétiques, le cinéma postmoderne se caractérise par les sur-cadrages, l’emboitement des niveaux de mise en scène, la mise en abîme du cinéma par la révélation du dispositif de tournage. Abbas KIAROSTAMI est un des chefs de file de cette tendance. Depuis Close Up jusqu’à Ten, il n’a cessé de mettre en abîme son propre cinéma en révélant ses mécanismes, en brouillant les pistes entre le faux et le vrai tournage, en se mettant lui-même en scène. Dans le cas de SUWA, ce surcadrage, cette mise en scène dans la mise en scène, le faux-vrai tournage qui plus est d’un remake, est en fait le reflet cinématographique d’une saturation de sens et d’images modernes de Hiroshima, et au-delà, de toutes les guerres et l’abomination qu’elles génèrent. Dans une très belle scène du film, Béatrice DALLE l’actrice (je dirai Dalle l’actrice lorsqu’elle joue le rôle de Dalle actrice du film H Story et Dalle le personnage lorsqu’elle joue le rôle d’Emmanuelle Riva dans Hiroshima mon amour) visite un musée abritant des œuvres modernes sur Hiroshima. Tandis que la guide du musée explique au compagnon de DALLE la signification de ces œuvres abstraites, espèces de montage géométrique savant et superfétatoire, DALLE se détourne et s’éloigne dans la profondeur de champ. En une seule séquence épurée, le cinéaste refuse tout discours sur Hiroshima, toute tentative directe de la saisir par les moyens de l’art ou pire, du discours sur l’art. Il préfère mettre le spectateur en face d’un vertige de mise en scène, dans lequel le nom d’Hiroshima, rarement prononcé est pourtant omniprésent. Car l’on ne cesse de se demander : où est Hiroshima, que voit-on de cette ville autrefois meurtrie, que deviennent ses habitants ? Ce n’est que dans les dernières scènes du film que l’on voit DALLE et un autre acteur déambuler dans les rues de cette ville moderne, qui ne semble porter aucune trace du massacre. Au contraire, beaucoup de jeunes y jouent de la musique, une bande de joyeux larrons y célèbre la vie, cette ville pourrait être New York, Hong Kong, Tokyo, Sao Paolo… Ainsi, entre cette histoire si reculée dans le temps, la ville qui lui survit et le spectateur, le cinéaste interpose le corps de Béatrice DALLE et son propre corps (puisque SUWA est également un personnage du film). Si le film a une lointaine résonance avec l’histoire d’Hiroshima, il permet de réfléchir à la question de la représentation au cinéma, à travers le jeu des acteurs, la lumière, les sons et les mouvements. Par un surcroit d’artifice, il nous fait pénétrer dans l’essence du cinéma qui ne n’est ni un traité d’histoire, ni un photo reportage, ni une analyse sociologique d’un drame. Suwa ne propose d’ailleurs pas de définition alternative, mais son montage, ses travellings lents dans les couloirs de l’hôtel où l’équipe filme le remake, un certain soin dans le filmage qui est loin d’être une pose, la stylisation extrême de certaines scènes, révèle en négatif une proposition de cinéma, un concentré de son essence moderne : il est révélateur de réalité par la présence même des choses qu’il met en scène, et souvent, c’est par le corps que cette présence opère. En mettant le corps de Béatrice DALLE au centre de son filmage, le cinéaste a parié sur l’alchimie qui s’opérera entre ce corps et la réalité cinématographique, il a parié que DALLE révèlera en surimpression autre chose que ce que révélait Emmanuelle RIVA. Pari tenu, car DALLE absorbe autre chose, réfléchit la lumière d’une autre manière. Son tatouage sur l’omoplate droite, son corps anguleux et sa présence à la fois sensuelle et inquiétante, sa manière de poser ses yeux immenses sur une personne, une réalité, la langueur de son parler, ses gestes posés et intenses, sont la matière même du film, lui donnent sa puissance et sa beauté. Mais au-delà de ses caractéristiques purement physiques, c’est son être même que le cinéaste confronte à son film. Cinéaste vampire, il opère une captation de cette énergie qui lui est particulière, une captation si forte qu’elle semble sortir exsangue du tournage.