dimanche 18 avril 2010

Les écrits de Marie Ndiaye


Trois femmes puissantes  

Ces trois récits n’ont pas vraiment de lien narratif, et les destins des trois personnages principaux ne s’entrecroisent que d’une manière très furtive. Ce qui les unit c’est l’exploration par l’écrivain de la conscience intérieure de personnages mis en contact direct avec un monde hostile, leur manière de le dompter, de l’appréhender et la conscience progressive, douloureuse, de leur intériorité. Dans le premier récit, Norah, une jeune avocate qui vit à Paris, retourne en Afrique (le lieu n’est pas précisé) voir son père, ancien homme d’affaires déchu. Comme dans Rosie Carpe, les rapports de filiation sont décrits sous l’angle de la monstruosité : le père est un vieux salop libidineux, qui abandonne Norah et sa sœur et s’enfuit en Afrique en emportant leur frère, le condamnant ainsi à un destin tragique. En le retrouvant Norah retrouve tout un pan de son passé qu’elle essaie d’oublier et qui resurgit pour l’engloutir dans une réalité hallucinante. Peu à peu, tous les repères qu’elle s’est construit d’effondrent au contact de ce père à l’énergie corrosive, à la présence animale et vampirique. Dans le second récit, le personnage principal et la voix du récit est un homme, contrairement à ce qu’annonce le titre du roman. Il s’agit de Rudy Descas, vendeur médiocre dans une société de conception de cuisines, marié à la belle Fanta qu’il a obligée à venir avec lui en France après un épisode tragique de leur vie au Sénégal. Le temps de la narration ne dure que quelques heures, pendant lesquelles Rudy revoit tous les épisodes de sa vie et prend peu à peu conscience de ses errements. Le dernier récit du roman, celui de Khady Demba, est poignant et porte le style particulier de la romancière à son apogée. Khady est une femme simple, très peu éduquée, qui vit au ras de sa conscience et de ses émotions, comme nimbée dans une buée intérieure qui l’empêche de comprendre totalement la réalité. Un enchaînement de circonstances indépendant de sa volonté va l’entraîner dans une cavale qui a pour but l’immigration clandestine. Là aussi le personnage va progressivement prendre conscience de soi, et malgré l’atrocité du destin de Khady, son seul et ultime triomphe est d’avoir su se forger une conscience limpide, sûre, et vaillante de son intériorité et de sa singularité d’être humain.
Dans ces trois récits, il n’y a pas vraiment d’action, on assiste plutôt à une dilatation du récit, contrastée par le tourbillon vertigineux de la pensée, qui entraine le personnage dans des flashs backs et des hallucinations et l’immobilise dans une espèce de stase intérieure.

La litanie des noms propres

Dans Trois femmes puissantes, comme dans Rosie Carpe, les noms propres des personnages, répétés à eux mêmes dans leur conscience hébétée et surgis du fond d’une torpeur atavique, semblent les seules instances capables d’arrimer les personnages à eux mêmes et à une réalité monstrueuse, cauchemardesque, mouvante. Norah, Rudy Descas, Khady Demba, au milieu des tourments intérieurs qu’ils vivent, se disent souvent à eux-mêmes : je suis Norah, Rudy Descas, Khady Demba. La dernière partie du roman est surtout symptomatique de cette centralité du nom propre à la fois dans la structure narrative et dans le style de Marie Ndiaye : il s’agit souvent d’une exploration minutieuse d’une conscience face à une réalité qui vire toujours au cauchemar. Dans ce face à face entre la conscience individuelle du personnage et cette réalité truffée de pièges, boursouflée de personnages hallucinés et hallucinants, grevée d’un très haut coefficient d’étrangeté, le nom propre est comme l’ancrage du personnage en lui-même, la mesure de son existence, le métronome de sa présence. Le flottement existentiel de ces personnages qui n’ont dans la réalité qu’un ancrage improbable se fait sur le fond de cette croyance intérieure, de cette obstination inlassable à se répéter la singularité de leur nom propre, qui n’est que la condensation de leur être, venu tout entier se réfugier dans leur conscience.
Le style de Marie Ndiaye reflète cette perception des personnages, entourés d’un monde étrange que leur pensée atone cherche à déchiffrer mais qui échappe toujours à leur compréhension. Sa prose entrainante, enrobe les personnages dans les méandres d’une phrase longue, étirée, serpentine, comme pour mieux asseoir l’hégémonie des mots qui battent à l’intérieur de leur tête et comme pour mieux montrer leur figement intérieur dans un espace temps bien particulier. Mais au détour d’un choc avec la réalité voilà que la phrase se fait tranchante, comme pour laminer ces consciences torpides et les éveiller à de nouvelles perceptions. La prose est vertigineuse autant que cette plongée dans l’abîme que constitue la pensée, surtout lorsqu’elle est coupée du monde.

Le bestiaire et le fantastique
Les romans de Marie Ndyaie sont toujours émaillés de moments de fantastique, comme si la réalité s’échappait des pores du récit et se laissait entrainer dans des instants de dérive, de dérapage, d’échappées fantastiques. Soudain, dans une réalité devenue insoutenable, dans un monde cruel, à la fois sordide et absurde, apparaissent des moments de fantastique qui incarnent la folie intérieure des personnages. Souvent, ces dérives fantastiques sont portées par l’apparition d’animaux, très présents dans la prose à la fois comme métaphores d’un devenir archaïque et comme tentative de métamorphose intérieure des personnages. On est à l’intérieur des romans de Ndyaie comme à l’intérieur d’un rêve, peint par un peintre surréaliste. On pense beaucoup au surréalisme en lisant cet écrivain, puisque le surréalisme a exprimé plus que toute autre peinture les ambivalences de la réalité à travers les consciences distordues des êtres. Ces instants surréels surgissent parfois d’une manière très inattendue, étrange, comme si l’on était mis en contact direct avec la folie intérieure d’un personnage et avec des instants de magie, de mythologie: c’est par exemple le surgissement d’une buse sur le pare brise de la voiture de Rudy Descas, qui se trouve en plein milieu de la campagne et en plein marasme intérieur ; c’est le père de Norah qui se transforme la nuit venue en oiseau réfugié dans le flamboyant…
Ce n’est pas un hasard si la romancière choisit les oiseaux comme présages d’un monde étrange, inquiétant, terrifiant même, à la manière d’un Hitchcock : seule survivance d’une présence encore sauvage dans le paysage urbain, ils sont les incarnations de cette nature rapace, de cette lutte incessante pour la survie et l’existence que les personnages à leur niveau vivent également. Avec leurs yeux immobiles et scrutateurs, leurs becs pointus, leur mobilité fulminante, ils sont là pour mettre les personnages face à face avec un monde à la fois terrible et insaisissable.

Rosie Carpe

Dans l’un des romans de Ndyaie, Rosie Carpe est une jeune femme née à Brive la Gaillarde, de parents petits bourgeois médiocres, et qui n’a gardé de son enfance que le souvenir lointain et jaune de la maison familiale et de la seule chose glorieuse de cette enfance terne et sans éclat : un magnolia blanc dans le jardin. Son enfance n’a pas préparé Rosie Carpe à sa descente aux enfers à l’âge adulte, lorsqu’elle quitte son petit coin de province avec son frère Lazare et s’en va à Paris. Très vite les deux se séparent pour aller chacun vers un destin minable. Rosie Carpe commence à travailler dans un hôtel de la banlieue parisienne triste et uniformément grise, à Antony, et de là plusieurs évènements et rencontres vont sceller à jamais son destin, et la condamner à la dérive. Ce qui est beau dans l’écriture de Ndaiye, c’est qu’elle arrive à alterner la distance et l’empathie, tour à tour clinique et émotionnelle, c’est aussi qu’elle rend à merveille le délire intérieur du personnage à travers des petites notations réalistes sur son environnement, sur les gestes quotidiens de sa vie. Elle fait comprendre le désarroi intérieur rendu encore plus perceptible par un simple regard sur la fenêtre de cette chambre de banlieue banale, elle fait sentir la gêne dans une conversation à travers la répétition obsessionnelle d’une petite phrase anodine et pourtant glaçante. Quelque chose dans le personnage de Rosie Carpe est à la fois pathétique et antipathique : sa passivité, son manque de clairvoyance par rapport aux autres, sa stupeur dans un monde cruel et sans aménités aucune pour la petite chose fragile et écervelée qu’elle est. L’auteur fait tenir son personnage dans cette distance entre l’incertitude intérieure par rapport à soi et l’adhésion intermittente, douloureuse et heurtée au désespoir d’être soi, parachuté dans cette carapace extérieure d’un corps livré au monde. En même temps, il n’y a pas un gramme de pathétisme dans le style, pas une once de laisser allez. C’est d’une tenue remarquable, il y a des pages à couper le souffle, une prose envoûtante et térébrante à la fois : sa prose tient à la fois de Flaubert et de Julien Green, le premier parce que Ndaiye enrôbe son personnage dans une espèce de prose tournoyante, vertigineuse, en de longues phrases interminables qui semblent offrir un soutènement fallacieux pour un personnage en perte de repères, le deuxième parce que Ndaiye sait admirablement poser une conscience humaine tourmentée, mouvante, dans un décor et un environnement extérieur immobile, indifférent, et le contraste entre les deux est poignant. Elle sait imposer cette faille entre la stase désespérante des choses et l’extase impossible de l’être.