Le Miroir de Andrei Tarkovski est à
juste titre l’un des plus beaux films de l’histoire du cinéma. Film élégiaque
sur l’enfance, le temps, la mémoire, l’histoire des images, il brasse des
sources visuelles innombrables, nous entrainant dans une exploration sans égale
de la matière qui compose le temps.
Mais c’est
surtout le montage du film qui le rend si fascinant et en même temps si
insaisissable, car l’emboitement des images se fait par une série de
déplacements, de décentrations, de décalages, qui perturbent l’ordre des images
et nous fait perdre tout repère temporel, tout comme le narrateur embarqué dans
une remontée vers les sources de l’enfance et vers l’enfantement des images.
Nous sommes comme le narrateur littéralement happés par cette chute
vertigineuse dans le temps, aspirés par un tourbillon où les panoramiques de la
caméra si mobile mais en même temps si lente nous font glisser comme sur un
vaisseau d’un temps vers l’autre, de l’enfance du narrateur à celle de son
fils, des moments suspendus de l’enfance à celle du temps présent, et ces
télescopages se font comme dans une espèce de torpeur où tout semble revenir, se
renouveler et se perpétuer dans un éternel retour. La question de la durée, à la fois dans le plan et à l'extérieur du plan, est au coeur du dispositif filmique de Tarkovski. Dans le plan, la durée se fait sentir par le balayage des espaces, par le pivotement lent de la caméra dans des plans séquences à couper le souffle et par une atmosphère musicale ouatée. La bande son joue d'ailleurs un rôle essentiel dans le film. Le bruit de l'eau qui chuinte, le bruit du vent qui traverse la pleine, le craquement du feu, tous ces sons isolés et amplifiés ponctuent le film. Hybride et pourtant si
cohérent, le film alterne le noir et blanc et la couleur ; il mêle les
archives et la fiction, dans une quête inlassable et désespérée du sens.
Jamais
un cinéaste n’aura approché de si près la matière des rêves, jamais il n’aura collé
à sa poétique déstructurée, à ses moments de spasme et d’attente. Comme dans un
rêve, la stase et l’accélération sont là, entremêlés ; rien ne semble
arrêter cette avancée lente dans un monde à la fois figé et vivant. Les
ralentis que Tarkovski utilise pour signifier le rêve, conjugués à un montage
coupant et vivant, presque abrupte, produit un effet absolument saisissant. Ce
qu’il explore c’est l’emprise de l’enfance sur l’âge adulte, c’est la présence obsessionnelle
et lancinante des souvenirs d’enfant, devenus un poids mort, happant l’adulte
dans leur sortilège. Il s’agit d’un film très personnel, que Tarkovski nourrit
de ses propres souvenirs.
Mais le
montage chez Tarkovski n’est pas seulement le contrepoids à la vocation picturale
de ses images. Il introduit dans une matière très intime le rapport au monde, et
se confronte sans cesse à une dimension plus politique et historique, comme si
le retour vers l’enfance se faisait au sein d’un recommencement plus général de
l’histoire des hommes, et que la mémoire individuelle rejoignait la mémoire
collective. Dans une séquence très centrale du film, on voit la mère courir
pour rejoindre son poste de travail, une imprimerie. Elle se précipite, hors d’haleine,
vers son bureau pour chercher les épreuves d’un livre qu’elle devait corriger. Elle
finit au bout d’une recherche haletante avec ses collègues par retrouver
le manuscrit qui est déjà passé à l’imprimerie,
et qu’elle lit soigneusement pour détecter la moindre phrase ou mot contraire,
on comprend, à l’idéologie stalinienne.
Ainsi,
dans la partie centrale du film, les images du temps présent et passé sont entrecoupées
d’images d’archives diverses, qui ne sont pas directement liées à l’histoire sinon
qu’elles la mettent dans un contexte plus général. Des soldats qui marchent
dans la boue, la révolution culturelle de Mao Tsé Tung, le champignon
nucléaire, la guerre d’Espagne, autant d’images qui sont comme des
excroissances grandioses de cet étirement du temps. On voit souvent dans le
film des enfants qui regardent vers la caméra, mais le contrechamp de leur
regard est souvent surprenant et troublant, sans grand rapport avec la logique
narrative. Tarkovski lui-même disait du
montage de ce film dans son ouvrage « Le temps scellé » : « Le montage du Miroir fut un travail
colossal. Il y eut plus de vingt versions différentes. Et par
"version" je n’entends pas quelques modifications dans l’ordre de
succession de certains plans, mais des changements fondamentaux dans la
construction et l’enchaînement des scènes. J’avais l’impression par moments que
le film ne pourrait jamais être monté (…) il ne tenait pas debout, il
s’éparpillait sous nos yeux, n’avait pas d’unité, pas de lien intérieur, pas de
logique. Puis un beau jour, alors que j’avais désespérément imaginé une
dernière variante, le film apparut, le matériau se mit à vivre, les différentes
parties du film à fonctionner ensemble, comme si quelque système sanguin les
réunissait. Et quand cette dernière tentative désespérée fut projetée sur un
écran, le film naquit sous mes yeux. J’ai longtemps eu du mal à croire à ce
miracle, mais le film, cette, fois, tenait debout. »
Les
poèmes d’Arseni Tarkovski, le père du cinéaste, lus par lui-même dans le film,
ajoutent à cet aspect élégiaque du film, et rendent d’autant plus fascinante la
succession des images. Le père absent dans le film, qui a laissé ses enfants pour
aller à la guerre, est présent à travers cette voix masculine qui dit la
douleur du monde, le passage du temps, la glaise du souvenir.
Je ne crois pas aux pressentiments
Et je ne crains pas les présages.
Je ne fuis ni le poison ni la calomnie .
La mort ne vient pas sur ces rivages.
Tous sont immortels ici bas .
Tout est immortel .
Ne craignons la mort ni à dix sept ans .
Ni à soixante dix ans ,il n’y a que ce monde et la clarté.
Ni ténèbres ni mort ne règnent sur terre .
Nous voici déjà tous sur la plage,
Et je suis de ceux qui tirent la nasse ,
Quand l’éternité vogue vers nous en masse .
Habitez la maison pour qu’elle ne s’effondre .
Je convierai n’importe quel siècle,
Et j’y bâtirai ma demeure .
Voilà pourquoi vos enfants et vos femmes ,
sont assis à ma table à cette heure .
Et l’aïeul et le petit fils
Sont face à face .