Je veux voir
Chantier
A est de ces films inépuisables, qui ne cessent de dérouler des sens nouveaux,
de gagner du terrain sur l’opacité des choses, à force de donner à voir des
paysages et des visages dans leur beauté première, presque primitive,
originelle, à force de sillonner le terrain et de vouloir filmer les origines
de l’être et du monde. Tellement inépuisable qu’il épuise le spectateur comme
le personnage principal, Karim, qui est le fil conducteur du film, Karim qui
revient vers son village de Kabylie après 10 ans d’absence. C’est là que le
voyage commence, un voyage qui le conduira de ce village vers d’autres lieux,
d’abord le Sud profond de Tamanrasset, ensuite on remonte avec lui vers
Timimoun, et de là vers le nord, la ville, les villes, Constantine, Alger. Mais
en égrenant ces mots, ces noms de lieux particuliers, on ne saisit qu’une
dimension du film, celle d’un voyage géographique dans un pays singulier,
l’Algérie, un pays vaste et méconnu. Mais le film est également un voyage
mental, existentiel, qui nous mènera vers quelque chose d’archétypal,
d’archaïque, comme si l’on était à la recherche d’une virginité de l’image, de
son enfance, de la naissance de l’art en quelque sorte. D’ailleurs, le premier
plan du film, absolument saisissant, c’est une main qui s’avance vers la caméra
et nettoie l’objectif avec un mouchoir, ce geste premier du film est mû à la
fois par les conditions physiques du tournage, les gouttelettes de pluie qui
tombent et qu’il faut nettoyer, mais au-delà, c’est une manière de dire que le
film va recommencer tout à zéro, qu’il va nettoyer le regard de tout ce qui
s’interpose entre lui et le monde, pour saisir les choses à vif, dans leur
surgissement incertain et intemporel, dans leur présence impérissable et
première. Tout le film est fait ainsi, on est sans cesse projeté dans des
dimensions différentes, dans des strates de sens et de possible. On est face à
cette ouverture, à ce chantier auquel renvoie le titre, face à ce saisissement
du monde, qui génère beauté et angoisse.
Film beau et tragique à la fois, car
il nous met face à une interrogation première : qui sommes-nous dans ce
monde qui nous échappe sans cesse, face à ces éléments que nous voyons mais qui
nous dépassent ? Nous sommes dans nos vies plantés là comme dans une des
scènes du film, où l’on entend en off la voix de Karim qui dit que le cadre de
la caméra est trop étroit pour saisir le monde, mais que filmer le visage de sa
mère est comme filmer le monde, tandis que la caméra fixe saisit la montagne,
le ciel, les nuages, nous sommes face à un monde qui passe, volatile et fugace,
et nous tentons d’en déchiffrer le sens, comme le fait le personnage principal
du film.
Le film
commence par un enterrement, on voit les hommes alignés et on entend les chants
psalmodiés, la posture collective et millénaire de l’humanité célébrant sa
finitude tragique, il finit par la dissolution dans le plan final du personnage
principal, Karim, au terme d’une marche qui l’aura mené aux confins du monde et
de lui-même. Entre ces deux images de la fin, de la mort, le film aura saisi la
vie à l’œuvre, d’où l’absence de caractère morbide ou mortifère. On est tout le
temps dans un déplacement non seulement géographique mais aussi intérieur, dans
des rencontres avec les autres et avec soi, dans un retour sans cesse
renouvelé, un éternel retour vers quelque chose de premier, un désir premier de
marcher, comme un enfant qui va redécouvrir le monde, mais également une
angoisse première qui saisit le personnage principal à la gorge, pour lui
signifier que le voyage ne peut pas s’arrêter là, qu’il n’y a pas de repos
possible, qu’aucune terre, aucun visage n’est à lui seul suffisant pour saisir
le monde.
Le
premier mouvement est donc celui du retour de Karim dans son village natal,
dans les montagnes isolées et pauvres de Kabylie. Dans cette première partie du
film, touchée par une grâce poignante, on va avec lui à la rencontre de ces
vieilles femmes du village, porteuses d’une sagesse millénaire, les gens lui
racontent leurs vies, le passé meurtri par les années de terrorisme, ils lui
récitent toute une litanie de noms de gens tués ou partis ailleurs. On voit ces
femmes habillées de couleurs traditionnelles bariolées, dans leur increvable
joie de vivre, mais il y’a aussi les absents, l’absence, qui creuse une faille,
qui laisse une béance, qui ouvre un décalage dans la continuité de la
rencontre. Karim a des rendez-vous manqués avec les gens, il est arrivé trop
tard pour l’enterrement de son grand père, mais il était arrivé trop tôt
auparavant à celui de sa grand-mère. Curieusement, on voit très peu d’images de
la mère, malgré la profession de foi annoncée plus haut que le visage de la
mère symbolise le monde. Le père est quant à lui totalement absent. On a
l’impression que le personnage saute une génération, que les adultes figurent
peu finalement dans le film. On le comprend mieux d’ailleurs à la fin du film,
à la faveur d’une séquence d’un film de Godard projeté dans un cinéma dans la ville
d’Alger, où un personnage dit qu’il n’y a pas d’âge adulte, que nous sommes des
enfants, et nous devenons des vieillards, on a cru que c’était le commencement,
et en fait c’est la fin. On saute par-dessus le vide dans le vertige du temps
et de l’espace, et c’est bien cela que le film nous fait ressentir aussi.
Les
cinéastes filment dès cette première partie ailleurs que dans la famille de
Karim, qui semble mû dès le début par une volonté d’altérité, de saisir cet
autre si proche, qu’il a vu dans son enfance mais dont il ne reconnait plus les
traits. Le désir d’altérité, de départ, de rencontre se creuse à la faveur
d’une conversation qu’il a avec sa sœur, qui lui reproche son absence pendant
dix ans, son départ pour un autre lieu, l’abandon de sa famille. Ces mots sur
l’ici et l’ailleurs, sur la famille et l’exil, semblent mettre en motion une
inquiétude sur le visage de Karim, et lui donner le désir de partir. Dans une
scène au dispositif fictionnel, qui est un moment charnière dans le film, la
caméra dans un travelling latéral le montre qui traverse un espace fermé par
des barreaux, on voit plusieurs scènes, des personnages qui se bagarrent,
d’autres qui prient tandis qu’un groupe d’hommes regarde un match de foot à la
télé. Il dit qu’il va prendre la porte de derrière. C’est comme s’il allait
vers encore une autre dimension. Dans le plan suivant, il émerge dans un autre
espace, cette fois ci il marche sur des rochers, comme s’il avait traversé un
paysage mental et qu’il avait surgi de l’autre côté du miroir. Les premiers
visages filmés dans cette deuxième partie du film sont ceux de deux enfants qui
cueillent des plantes. Ils ont l’aspect d’enfants sauvages, avec leurs cheveux
hirsutes, leurs tenues débraillées. Nous ne savons rien d’eux, ils semblent être
une incarnation de l’enfance nue, au ras de l’être. Nous ne saurons que plus
tard le nom du lieu, Tamanrasset, et l’origine de ces enfants Touarègues, mais
la première rencontre avec eux se fait en dehors de cette identité ethnique et
géographique. Tout le film sera ainsi construit sur des rencontres d’abord
dépouillées de tout ancrage sociologique, comme pour signifier une collision
première avec l’autre qui devient presque une émanation de soi. Cela se
répétera plusieurs fois dans le film. Ainsi, Karim quitte la famille Touarègue
et reprend sa marche, la caméra portée le filme de dos tandis qu’il arpente un
paysage lunaire et aride, mais le plan suivant c’est un autre personnage, un
vieil homme qui continue la marche, lui aussi semble d’abord une image mentale,
un surgissement soudain d’une continuité du personnage, le nom du lieu et du
personnage ne viendront que plus tard compléter le tableau, l’inscrire dans une
dimension sociologique, lui donner une identité. De même, plus tard, à la
faveur d’un autre déplacement, on voit le visage d’une fille voilée qui pétrit
la boue dans un ruisseau, ce sont d’abord son visage, ses mains, son sourire
grave, qui nous sont donnés à voir, dans leur présence pure, dépouillée de
toute fioriture identitaire, et plus tard nous la verrons dans sa maison, et
nous apprendrons que nous sommes à Timimoun, dans le centre de l’Algérie, dans
une région visiblement très conservatrice, où l’on voit des femmes qui portent
le voile intégral. L’existence précède l’essence, la leçon de l’existentialisme
semble donnée dans sa pureté originelle dans ce film.
Ce qu’il
y’a de saisissant également, c’est la superposition entre plusieurs dimensions
qui s’entremêlent et se répondent en échos. La première dimension du film est
ainsi une exploration de la cartographie de l’Algérie, ce pays si grand et si
éclaté, aux diverses ethnies, des Kabyles aux Touarègues en passant par les
arabes ; aux paysages si différents, le désert, les oasis, les montagnes
enneigées, les villes. Mais à cette cartographie s’ajoute une cosmogonie :
nous sommes au cœur des mythes originels, la caméra nous donne à voir les
gestes les plus primitifs, allumer le feu, tailler la roche, traire les vaches,
faire le pain. L’eau, le feu, le vent, le sable, les montagnes, les rochers,
les ruisseaux, n’auront jamais autant eu cette virginité première, cette
présence incommensurable, comme autant de personnages dans la mythologie
singulière du film. De même, les rencontres avec les personnages sont de prime
abord des rencontres avec des êtres singuliers et aussi inscrits dans leur
habitat géographique et culturel, mais on s’aperçoit plus tard qu’ils renvoient
aussi à quelque chose d’archétypal. Ainsi à la grand-mère Touareg, la première
chose que Karim dira ce sont ces mots « tu m’apprendras à compter »,
comme si on était en pleine odyssée des origines. Il rencontrera également un
autre personnage qui semble l’incarnation du grand père. On verra Karim sur une
montagne dans le pays Touareg, il y’a un éboulement de pierres qu’il lance en
un geste de colère, en interpellant son grand père mort. L’image suivante est
celle d’un enfant qui gravit la montagne et qui se met à se confectionner un
jeu en taillant des chaussures en gomme. Le montage fait littéralement naitre
les images des mots, de la marche, des motions physiques et verbales du
personnage principal. Film à la fois très physique dans la présence
extraordinaire des lieux et des visages qu’il donne à voir, et très mental par
la force de cette projection vers l’ailleurs et vers l’autre, film qui arpente
la topographie de l’Algérie, tout en renvoyant à quelque chose d’originel,
film aux dimensions multiples, film
monde, Chantier A est bouleversant de bout en bout, dans chaque plan, dans les
chants et la musique, dans la poésie et les textes lus, dans les rides des
visages et les craquelures de la terre.