Under the Skin, de Jonathan Glazer
Au commencement, un
écran noir en un plan qui dure quelques secondes qui semblent une éternité ; ensuite un point lumineux qui s’approche peu à
peu, accompagné d’une musique lancinante, sorte de bruits d’atmosphère
claquante, de plus en plus assourdissante. Le point s’agrandit, s’approche, se
développe, on ne comprend pas au début s’il s’agit d’une étoile filante, de la
lueur d’un véhicule traversant la nuit noire de l’écran à toute allure, d’un
vaisseau spatial perdu dans le cosmos, ne laissant apparaître au loin que ce
point qui envahit peu à peu l’écran. Vaguement, puis de plus en plus précisément,
on pense à l’iris de l’œil, et effectivement on le voit se former de plus en
plus clairement sur l’écran, un œil ouvert avec la couleur de sa pupille gris
vert, dans l’éclat laiteux et presque aveuglant de son blanc.
Dans ces premiers
plans, qui ne prennent tout leur sens qu’à la toute fin du film, on comprend qu’il
s’agit de la formation ou création de l’œil humain, qui devient le sens et la métaphore
même de toute cette odyssée de l’espèce dans laquelle le cinéaste nous plonge.
L’iris est celui de l’œil, à peine formé, ouvert dans sa virginité sur un monde
inconnu, mais c’est également la métaphore de la caméra, dont l’iris doit également
s’ouvrir sur un monde étrange et inquiétant, crée par le cinéaste. Cette première
déflagration optique du film est comme
destinée à recréer du sens, à nous restituer dans toute sa beauté première et
dans toute sa présence surprenante un monde tellement exploré par l’œil et par
la caméra qu’il en devient usé, qu’il n’est plus que cette collection d’images
si connues et si visibles qu’elles en deviennent distantes. L’écran noir du début
et ce point lumineux sont la métaphore du projet esthétique du cinéaste :
d’abord effacer l’image, la plonger dans le liquide amniotique noir qui va la révéler
à elle-même, pour ensuite redonner au monde l’éclat de cette virginité du
regard. Ce regard sera ensuite incarné par un être étrange, un Alien, une femme
venue d’ailleurs qui prend forme humaine, et qui est jouée par l’une des stars
planétaires les plus sensuelles, Scarlett Johansson, plus femme fatale que
jamais, avec ses cheveux noirs, ses lèvres maquillées de rouge à lèvre éclatant,
sa voix traînante et attirante.
La première partie
du film est donc l’errance de cette femme qui a usurpé les vêtements d’une
morte et qui se promène dans son camion dans les rues maussades et le paysage
urbain désespéré d’une ville d’Ecosse. Elle accoste les hommes, leur demande
quelques questions, toujours les mêmes : où vivent-ils ? Est ce qu’ils
sont seuls ? Ont-ils des amis, de la famille ? Les dialogues dans
cette première partie et tout au long du film sont réduits à ces phrases
automatiques et utilitaires, comme si elles étaient dites par une voix de synthèse.
De même, les images captées par la caméra à l’intérieur du camion semblent
impersonnelles, comme si elles étaient saisies par une caméra de surveillance,
installée à l’intérieur du camion pour capter indifféremment des scènes du
quotidien et des images de passants. Le visage de Scarlett Johansson lui aussi
semble impassible, indifférent, balayant le paysage urbain d’un regard de
chasseur sans profondeur. Car cette femme est une prédatrice sans pitié,
programmée pour attirer les hommes dans son piège de séductrice, pour ensuite
les entrainer dans un lieu qui semble comme un hangar abandonné, où croyant la
suivre tandis qu’elle se déshabille lentement, ils plongent en fait dans un
liquide noir qui se referme sur eux irrémédiablement. Il faut avoir vu le film
pour comprendre l’effet saisissant de ces plans : la chorégraphie des
corps plongés dans le noir, qui se dénudent au fur et à mesure d’une marche
animale et fatale, l’homme d’habitude chasseur devenant la proie inconsciente
d'un désir de dévoration, et s’enfonçant dans ce liquide, dans cette matière
dense qui le dissout. Ce liquide est en soi un mystère. Il me fait penser au
bain chimique dans lequel on plonge le négatif des photos pour les développer
et les mettre au monde en quelque sorte. Dans cette espèce de chambre noire, on
assiste à une opération alchimique extraordinaire, qui nous met en face d'une
image parturiente, de métamorphoses optiques où le corps de tous ces hommes se
dissout dans cette matière liquide pour devenir une peau vidée de sa chair. Les références de
ces images sont également très liées à mon sens à l'histoire de la peinture. On
pense notamment aux peintures de Francis Bacon, ces corps qui se tordent et se
déforment et ces visages monstrueux plongés dans la noirceur du tableau, qui
perdent leur consistance pour n'être plus que matière malléable et fluide, amas
de chair effondrée et crevassée.
Un basculement s'opère
ensuite dans le film et dans l'attitude du personnage principal, à la faveur
d'une rencontre qui lui fait percevoir la dimension humaine, poignante et blessée
de la chair. Ce choc se fait à la faveur d'une rencontre avec la monstruosité et
la laideur. Scarlett accoste un homme qui porte un capuchon et lui offre de
monter pour le conduire vers le supermarché où il se dirigeait, il se découvre
et nous révèle son visage ravagé par une maladie étrange, il ressemble à
Elephant Man, ses chairs déformées et répugnantes sont comme l'antithèse de la
splendeur plastique de l'actrice. Mais c'est bien cette monstruosité fragile,
ces excroissances dans le visage, cet aspect heurté et vulnérable du corps
martyrisé qui semble émouvoir le personnage. Pour la première fois, il y'a un
contact physique avec un passager, elle prend la main de cet homme qui n'a
jamais touché une femme comme pour lui donner le goût de la chair, mais c'est
finalement elle qui est prise dans le sortilège de ce contact avec un être
humain et décide de le libérer du piège liquide et de se libérer par là même de
son être robotique pour devenir plus humaine.
L'histoire du
regard dans le film dit beaucoup en filigrane sur son évolution actuelle, mais à
rebours. Commencée sous les auspices d'un monde presque désincarné, avec un
regard impersonnel qui nous rappelle les évolutions techniques actuelles, des
vidéos surveillances, à la Google glass où
le monde est frappé d'une présence utilitaire, lu et relu à la faveur du trop-plein
d'informations recueilles par les caméras, saturé d'images et de sons ; il
finit par un regard plus pur, comme restitué à son humanité, au ras des choses,
dans l’immédiateté saisissante d’une découverte virginale du réel.
Scarlett Johansson,
dans le rôle de l’Alien, creuse encore plus ce qu’elle avait accompli dans Her,
le film de Spike Jonze. Dans ce dernier, elle était la voix de Samantha, l’opératrice
du programme informatique hyper sophistiqué qui permet à une voix synthétique
de prendre forme humaine et de s’adapter aux émotions de son interlocuteur, qui en
tombe amoureux. Dans Her, l’actrice restait hors champs, seule sa voix devenait
l’incarnation de cette présence, sur le fond du grand vide virtuel dans lequel
les projections des émotions et des sentiments se fait sur fond d’absence
charnelle. Dans « Under the skin », son corps devient l’incarnation
de l’altérité radicale et pourtant sous forme humaine, sa voix toujours aussi
sensuelle, ajoutée à sa grande beauté, est tout autant un piège, dans lequel
les hommes plongent et se perdent.