Un Conte de Noël, de Arnaud Desplechin
Il est
difficile d'écrire sur un film aussi dense que « Conte de Noël », un
film qui entremêle avec génie de si multiples dimensions, strates, références
et personnages qu’il en donne parfois le tournis et emporte le spectateur dans un
voyage où le cinéaste nous fait parfois perdre pied pour mieux nous entraîner
dans sa ronde narrative et visuelle. Multiplicité du récit et des genres
d’abord : le film commence avec une espèce de théâtre de marionnettes, qui
dresse les origines et la naissance du récit, et nous donne du même coup non
seulement le portrait de cette famille, mais en même temps l’origine du mal qui
la ronge et de la folie dont elle est née. Ce début de récit ressemble
effectivement à un conte, un conte cruel et monstrueux, déjà plein de
déchirements, de délires, de greffes virtuelles et de parents dévorants qui ne
donnent naissance à un enfant que pour utiliser son rein pour sauver leur
premier fils. Les noms sont déjà tout un programme, et plongent le récit dans
une profondeur mythologique très dense. Abel et Junon, les deux parents, sont
les deux personnages qui sont au fondement même du récit. Le cinéaste crée
ainsi sa propre Genèse, comme s’il voulait réinventer cette histoire commune de
l’humanité, se l’approprier pour mieux la tordre et jouer avec ses codes. Après
cet incipit en forme de conte, le récit se multiplie, se ramifie, tout en
s’articulant autour des rapports des deux enfants, Henri et Elisabeth.
Elisabeth semble droit sortie d’une tragédie grecque : en ordonnant le
bannissement de son frère, jugé trop frivole et irresponsable, elle est comme
ces héroïnes antiques, intransigeantes devant leur destin, imperméables à la
pitié ou à l’appel de la famille, allant vers le centre brûlant de leur
croyance en la nécessité et la justesse de leur acte.
Chaque
personnage, de même qu’il est porteur d’une histoire et d’une généalogie, soit
mythique, soit cinématographique, est également entouré d’une ambiance
particulière. Henri (joué par l’inégalable Matthieu Amalric) ressemble à un
diable, un histrion farcesque et en même temps inquiétant, à la fois bouc
émissaire et manipulateur. C’est l’enfant inutile (puisque sa conception n’a
pas servi à sauver son frère) mais aussi l’enfant indispensable (celui dont le
rein pourra sauver sa mère atteinte d’une maladie mortelle). Il est à la fois
clown et démon, dantesque et gargantuesque. Elisabeth est plutôt dans le
registre de la tragédie, visage immuablement pétrifié par la douleur, regard de
sainte qui se prend trop au sérieux, enfant traumatisée par cette mort initiale
du frère et mère traumatisante par l’attention et le poids de l’affection
qu’elle semble porter à son enfant.
On a l’impression que les personnages, bien
qu’inscrits dans des lignées mythiques et narratives assez marquées, ne cessent
de se transformer, de passer d’un registre à l’autre, de se heurter comme des
comètes dans une danse macabre et comique que le cinéaste orchestre, comme des
billes lancées dans des trajectoires différentes qui s’alignent,
s’entrechoquent puis se perdent, toujours en mouvement, toujours mouvants et
insaisissables. Tout cela sans parler des références cinématographiques
sous-jacentes du film : on pense au Miroir de Tarkovski, à Fanny et
Alexandre, etc. Tout autre film, aussi bourré de références, aussi lourd de
sens et aussi éclaté aurait semblé indigeste s’il eut été fait par un autre
cinéaste. Avec Despleschin, la fluidité du récit est étonnante, il passe d’une
scène où Emmanuelle Devos feuillette un livre avec une image de chimère tandis
que la voix de Matthieu Amalric parle du récit mythique de ce monstre, à une
réunion de famille sur les chances mathématiques de survie de Junon, calcul de
probabilité hautement savant à l’appui.
On passe d’une réunion de famille démentielle, cruelle et quelque peu
grotesque à une ambiance plus intimiste, où le cinéaste filme avec délicatesse
l’amour naissant et physique entre Simon et Silvia. Quelques scènes plus tard
c’est l’ambiance clinique et documentaire de l’hôpital où le transfert de
Moelle aura lieu.
En fin de
compte, cette histoire de greffe est en quelque sorte la métaphore du
film : celui ci est entièrement fait de transmutations, de passages d’un
registre à l’autre, de transfert d’énergie entre le dramatique et le grotesque,
l’amour et la haine, la violence et la douceur.