mercredi 21 octobre 2009

4 NUITS AVEC ANNA, de Jerszy Skolimowski





Dans un village sombre en Pologne, un villageois rustre et taciturne, Leon Okrasa, tombe amoureux d’une infirmière logée juste en face de chez lui et qu’il avait été accusé 4 ans auparavant, à tort, d’avoir violée. Sur cette trame à la fois poétique et réaliste, le cinéaste tisse une histoire d’une extrême finesse et raffinement, d’une extrême tendresse pour ses personnages plongés dans un monde sinistre et violent. On est dans un univers proche de Pialat et de Keslowski, au plus près de l’âpreté des hommes et des paysages, au plus près aussi de l’amour, de la conversion, de la rédemption. On suit le chemin que fait chaque nuit Okrasa pour s’introduire dans la chambre de cette femme qu’il avait longtemps contemplée de sa grange crasseuse, cette même femme qui l’avait plongé, à son insu, dans la violence carcérale et l’horreur absurde de son accusation. Le film est donc fait, on s’en doute, de cette dialectique des univers opposés : opposition entre la violence du monde dans lequel vivent ces deux êtres qui ont subi dans leur chair l’effraction dans leur intimité, violence de ces paysages sinistres, moroses, comme rescapés d’une catastrophe qui a banni toute tendresse, toute douceur des paysages et des âmes. Il y a ainsi deux univers dans le film : celui des paysages, de la lumière diurne, qui semble jeter sur le monde l’éclairage sale d’un hiver interminable, les bâtiments qui sont d’anciens kolkhoze, dégoulinants de crasse, comme surgis de la nuit noire d’une humanité primitive et survivante, ces barbelés qui encerclent les maisons, la pauvreté de ces granges humides et déglinguées, la présence d’objets contendants, et au milieu de tout cela, la chambre d’Anna, cet autre univers dans lequel le personnage de Leon plonge tandis qu’elle dort, assommée par le somnifère en poudre qu’il a glissé dans sa boîte à sucre. On se retrouve avec lui, avec cet homme fruste et blessé, dans une espèce d’écrin de douceur : les objets qui s’y trouvent contrastent d’ailleurs fortement avec l’univers habituel du personnage masculin : tout y est féminin, un édredon sur lequel il pose sa joue, un sein d’une rondeur parfaite et brillant de son éclat de chair dans la nuit, un chat qu’il caresse et avec lequel il tente même de danser, une horloge suisse, un manucure avec lequel il enduit les doigts de cette femme adorée tandis qu’elle dort. Dans une des plus belles scènes du film, on voit Okrasa pendant la troisième nuit, il est à l’intérieur de la chambre et soudain un tintamarre incroyable s’opère, le bruit fracassant d’un hélicoptère surgi d’on ne sait où, le bruit strident des sirènes, toute cette agressivité sonore de la police. Anna se réveille et Okrasa se cache, elle ne semble pas réaliser ce qui se passe à l’extérieur, elle est trop assommée pour se poser des questions. Elle va ensuite se laver le visage au lavabo et là elle découvre la bague en diamant que l’amoureux transi avait achetée pour elle avec les indemnités de son licenciement. Elle contemple la bague longuement, puis se remet au lit, toujours imperméable à ce bruit fracassant à l’extérieur, entièrement tournée vers cet objet surgi pour elle du néant de la nuit. Skolimowski brode à volonté sur cette opposition de la bête et la belle, de la douceur et de la violence, de la beauté et de la laideur, de la noirceur et de l’éclat : dans une autre scène, on voit Okrasa qui se verse du sucre dans son café ou thé, il en met deux cuillère, mais après un regard pensif et attendri, il en rajoute une autre, pour imiter sa dulcinée qui a l’habitude d’en mettre trois dans sa tasse. Ce geste mimétique nous plonge en silence dans l’âme de cet homme taciturne, dans la profondeur de tendresse et d’humanité qu’il recèle.
Le film est également à la jonction du réalisme social et du conte universel. Le cinéaste inscrit en effet son film dans un milieu très matériel, très précisément marqué : ces granges, ces maisons décrépies et tout ce village sont la survivance de l’univers communiste, puisqu’il s’agit d’anciens kolkhozes recyclés pour la plupart en centres administratifs ou en hôpital, comme celui dans lequel travaille Anna. Il y a dans le film une chronique de cette Pologne post-communiste, dans laquelle une certaine misère règne, qui semble laissée en dehors de la modernité, comme absente du déroulement de l’histoire. On a l’impression que tous ces êtres sont restés dans ce même univers carcéral dans lequel le communisme les avait enfermés. D’ailleurs, la toute dernière image du film est bien celle d’un mur. Le mur est toujours là, semble nous crier le cinéaste, mais ses frontières ont changé, elles ne sont plus celle de l’Est et de l’Ouest, ni celles du capitalisme et du communisme, elles sont à l’intérieur des terres, des esprits, des lignes sociales.
Et pourtant cette chronique sociale de la nouvelle Pologne est également un conte universel, qui s’inscrit certes dans la matérialité et la contingence de l’espace-temps du cadre social, tout en renvoyant à quelque chose de plus abstrait. Tout ce village sinistre semble surgir plutôt du Moyen-Âge, le personnage principal est l’incarnation, au début du film, de la figure du monstre hideux, on dirait une humanité à raz de conscience, une de ces univers à la Zola dans lequel les hommes portent les traces de leur déchéance. Le cinéaste aurait d’ailleurs pu friser le cliché, tant son univers à des connotations esthétiques et sociales marquées, mais il l’évite par son humour noir très grinçant, par son recours à des trouvailles de scénarios à la fois sinistres et drôles, par sa manière de déjouer l’attente inquiète du spectateur.

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