lundi 14 février 2011

Vertige du double






Black Sawan, de Darren Aronofsky est un thriller psychologique qui se déroule dans le monde de la danse et dont on sort avec un étrange mélange de fascination et de répulsion. Comme le principe même du film, la réaction des spectateurs au Black Swan peut-être double: on peut en sortir totalement séduit par cette descente stylisée et vertigineuse dans les affres d’un esprit tourmenté qui se prend au jeu dangereux de l’identification et du dédoublement, tout en détestant ses outrances et l’invraisemblance des situations où l’exploration psychologique vire vers le fantastique et le film d’épouvante. On est à la fois transportés par cette histoire tortueuse et profonde, qui convoque mythes et archétypes et nous plonge dans le centre ardent et dévorant de la passion pour la danse, tout en gardant une certaine perplexité face aux dérives du scénario qui semble parfois virer au grotesque et dont la grandiloquence devient ridicule dans certaines scènes.

Vénéneux et mortifère, lumineux et étincelant, le film navigue entre ces deux facettes, tout comme son personnage, Nina (jouée par une Nathalie Portman poignante), une ballerine du New York City Ballet choisie par le directeur artistique de la compagne (Vincent Cassel, ambigu, manipulateur, carnassier), pour incarner à la fois Odette, le cygne blanc pur et éthéré et Odile, le cygne noir toxique et maléfique dans le ballet Le Lac des Cygnes.

Le film est surchargé de sens, de métaphores et de références : il explore à la fois la psyché tourmentée de Nina à travers le visage si expressif et halluciné de Nathalie Portman, qui porte tout le film de par sa présence à la fois fragile et puissante ; une exploration psychanalytique des relations mère-fille, avec le personnage de la mère castratrice et possessive et la fille soumise et frigide ; un documentaire sur l’univers de la danse, avec ses rivalités mortelles, son obsession du corps qui devient le centre du film, à la fois corps martyr aux multiples stigmates (Nina, dès le début du film, découvre des traces de griffures sur son dos et tout au long du film ne cessera de percevoir des dimensions monstrueuses de son corps) et corps sublime dans son élancement vers la conquête du mouvement pur.

Le film est l’histoire de la double métamorphose de Nina : celle d’une jeune femme volontairement maintenue par sa mère dans une éternelle adolescence, qui découvre peu à peu une sensualité trouble et morbide; et celle de la transfiguration d’une ballerine qui doit dépasser la maîtrise technique de la danse pour atteindre au sublime en lâchant les brides à son esprit délirant et à sa propre folie hallucinatoire. Les deux métamorphoses vont de pair. La jeune fille chaste et fragile, sensible et asexuée du début du film, entourée de peluches et de boite à musique, vivant dans un univers enchanté et complètement anachronique doit casser ce sortilège d’une mère possessive qui l’enferme dans l’image figée d’une petite fille modèle ; pour incarner le cygne noir, elle doit sortir des carcans, qu’ils soient ceux de la mère ou ceux du métier, elle doit franchir des limites et aller au devant de sa part la plus sombre, la plus hallucinatoire, quitte à se perdre dans les méandres de ces jeux de miroir avec elle-même. 

Le film est en quelque sorte la métaphore de l’art, qui se nourrit du sang de ses artistes et finit parfois par les dévorer, comme si la dimension sacrificielle était le passage obligé vers la transcendance. Le film semble nous dire : pour que l’art soit vrai, il doit puiser dans la folie, dans les miasmes morbides de l’esprit et les pulsions lancinantes de la chair, il doit s’atteler à détruire toutes les limites, en prenant le risque de sombrer dans la folie. Le film est donc une lecture de l’art assez extrême, réfutant le côté gentillet et consensuel, pour se maintenir dans ce face à face mortel entre l’esprit et la réalité. Nina doit passer par l’expérience vampirique pour incarner le mal, elle n’est jamais aussi sublime que dans la scène du Cygne noir, enfin révélée à elle-même après avoir cru tuer son double, Lily, alors que ce n’était qu’elle-même qu’elle avait poignardée.

De même que son personnage, le cinéaste semble se laisser déborder par ces pulsions sombres jusqu’à donner à son film des allures psychotiques qui tournent parfois au ridicule. Les outrances ne sont en fait que le pendant de ce vertige, comme s’il devait lui aussi payer la rançon et sacrifier la rationalité corsetée des scénarios bien écrit pour s’immoler au feu brûlant de la passion.

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