Vers l’autre rive, de Kiyoshi Kurosawa
Hypnotique,
mercuriel, déroulant dans ses plans et surtout dans leurs coupes les
apparitions disparitions des corps des personnages, comme autant d’illustrations
de la présence et de l’absence, « Vers l’autre rive » est un film sur
les revenants, sur le deuil impossible, sur la vie à l’ombre des fantômes des
personnes aimées. La plus belle chose que le cinéaste accomplit dans ce film, c’est
de donner à voir le fantasme qui travaille les survivants, celui de retrouver l’espace
d’un instant la présence de chaire des êtes morts, de les accompagner encore
une fois dans un quotidien banal et plein à craquer d’instants qui se suffisent
à eux-mêmes.
L’histoire
est celle de Mizuki, professeur de piano, et de Yusuke, son mari mort il y’a
trois ans. Mizuki rentre chez elle, se met à préparer à manger, elle est dans
son quotidien, plan de face sur Mizuki soudain à l’arrêt, comme un souffle
retenu, et ensuite contre champ sur un homme portant une veste orangé, debout
au milieu de la cuisine. La première apparition du mort plante déjà le propos
du cinéaste et donne une ampleur physique à l’idée : Yusuke est un fantôme
très vivant. Sa veste colorée, son physique solide, lui donnent d’emblée
densité et présence, d’où le caractère troublant du naturel de cette conversation
avec la mort.
Des morts
qui ne cessent de mourir, des fantômes qui doivent quitter les vivants deux
fois, une fois en mourant, et une fois en laissant leur souvenir mourir. Grand
film sur le deuil, donnant à sa signification une incarnation très frappante.
Dans « Deuil et mélancolie », Freud dit que le deuil nécessite d’abord
de dégorger le souvenir, lui faire rendre gorge, sans jamais épuiser ses
filaments, sa prégnance sanguine, le poids mort de sa présence. Il faut
repasser par tous les moments vécus avec l'être perdu, pas à pas, instant après
instant, l'accompagner en quelque sorte dans une hallucination mnésique pour
ensuite le laisser partir dans l'effacement amnésique. Le film semble donner à
cette théorie un poids de chair jamais vu auparavant. Car le film est tout
entier la revisitation de lieux habités, dans le sens fantomatique du terme. Yusuke
propose à Mizuki de l'accompagner dans un voyage à rebours, dans les bourgs et
petites villes anonymes du Japon qu’il a parcourus avant de mourir. Dans ce
voyage, Mizuki va rencontrer plusieurs personnages qui sont autant
d'occurrences du deuil, du chagrin, des regrets, des remords: le vieux distributeur
de journaux dont la femme a disparu et qui en reste inconsolable; la propriétaire
d’un restaurant qui n'a jamais cessé de penser à sa petite sœur morte peu après
qu'elle l'eut rabrouée pour son mauvais jeu au piano; une villageoise, dans la
dernière étape du voyage, qui semble habitée
par la mort de son mari. Devant tous ces personnages, Mizuki s'immobilise un
instant, comme arrêtée au seuil d'un mystère ou d'une reconnaissance. Mais le
film semble vouloir offrir à tous la chance rédemptrice mais vaine d'une
nouvelle rencontre avec les morts, qui va à chaque fois crescendo. La jeune sœur
réapparait pour refaire avec brio le morceau de piano qu'elle avait massacré de
son vivant; le mari de la villageoise se matérialise lui aussi, revenu des
limbes pour un ultime combat, convulsif et paroxystique, avant de disparaitre à
nouveau, dans la coupe du plan.
La
plénitude étrange de la proximité avec les morts déborde sur les plans avec les
vivants. Le cinéaste déstabilise constamment le spectateur, qui se demande dans
quel ordre de réalité du film il se trouve. D’ailleurs qui est mort, qui est
vivant dans ce film? Les personnages portent tous une mélancolie sur leurs
visages, accentués par le clair-obscur du filmage. La déstabilisation s’opère
surtout à la faveur des changements d'angle, comme si au détour d'un raccord un
monde pouvait basculer, l'ordre des plans, réalité et au-delà, monde visible et
invisible, s'inverser. Ces inversions sont figurées par certains plans saccadés,
à la durée très courte, comme pour dire l’impossibilité de la permanence. Ces
plans vertigineux dans leur succession, comme ceux de la conversation entre
Mizuki et la maitresse de son mari, ceux de la séquence de l’enlacement de
Mizuki et Yusuke à la fin du film, où le cinéaste multiplie les angles de prise
de vue, rendant la permutation des corps et le basculement des ordres de
fiction si physiques, si présents. Le cinéaste donne un nouveau sens à la dualité
au cinéma d’objectif/subjectif, visible/invisible, champ/contrechamp.
Il y’a ces
mouvements de caméra coulants, parfois flottants, et parfois abrupts, donnant
cette impression étrange d'un rêve interrompu. Il y’a les couleurs du film, tout
entier filmé dans un demi jour aux teintes pâles et étouffées, parfois troué
par des saillies de couleurs et de lumières, celles des fleurs que le
personnage du vieux distributeur de journaux colle sur les parois de son lit,
celles des lampes que les villageois allument lors de la leçon de Yusuke sur Einstein
et l'éternité du monde. Ces éclats soudains, dans un univers crépusculaire,
tout entier tourné vers l'intériorité de la projection faite chair, sont autant
de rappels au monde, à ses figures écarlates ou jaillissantes.
Parfois la
recherche d'éternité idéelle se densifie un instant dans le plan, qui devient d’une
fixité immuable, comme celui où les deux personnages principaux, immobiles, sont
placés à distance l'un de l'autre face à un paysage magnifique comme dans un tableau
de l'époque romantique. L'idéel d'un instant contemplatif, hors du temps, fixé
sur la pellicule, devient ainsi la méta fiction du film, son horizon
métaphysique.
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