vendredi 2 mai 2025

Un cinéma qui s’accorde à notre humanité, « The village next to paradise » de Mo Harawe




Un long plan fixe sur deux paires de pieds, celles du père et de son fils, se prélassant sur le sable par une journée de plein soleil, tandis que se joue dans le dialogue en hors champ l’avenir de l’enfant, résume à lui seul toute la puissance et la beauté du film The Village Next To Paradise, du cinéaste Somalien Mo Harawe dont il s’agit du premier long métrage, projeté lors de la 35ème session des Journées Cinématographiques de Carthage (JCC), et qui avait également été sélectionné dans la section Un certain regard à Cannes.

Dans la matérialité de cet instant de partage et de sérénité au bord de la mer, dans la densité de cette suspension du temps où l’image fixe deux fragments de corps soustraits à un quotidien dur, sinon terrible, réside toute la poésie du film. Le cinéaste filme ces deux êtres, cernés par la mort et la pauvreté, mais qui gardent intrinsèquement une beauté et un amour de la vie sans égal. Ce plan fixe condense le propos et l’esthétique du film, qui suit à travers de longues séquences contemplatives et pleines de tendresse, la vie de trois personnages principaux : Mamargade, un homme vivant de petits boulots comme creuser des tombes et transporter des biens de contrebande ; son fils Cigaal, enfant rêveur et surdoué, et Araweelo, la sœur de Mamargade, qui rêve d’ouvrir une boutique de couture. Le quatrième personnage est ce village perdu de Somalie, frappé par les drones américains qui tuent implacablement.

Ce plan a quelque chose de poignant, car il transmet une expérience universelle, celle de moments de grâce arrachés au temps, vécus aux côtés d’un être aimé. Qu’est-ce que la valeur du cinéma et de l’art en général, sinon d’arracher les présences au néant, de les inscrire dans une éternité d’images luttant contre la déliquescence et l’oubli ? En cela, The village next to paradise incarne cette dimension ontologique du cinéma, tout élevant son propos à une réflexion politique et esthétique singulière. Car ce qui distingue ces personnages, c’est leur existence dans un lieu constamment cerné par la mort.




La mort est inscrite d’emblée dans le premier plan du film : une notice d’information d’un journal télévisé américain, où la speakerine annonce d’un ton neutre une énième frappe de drone des Etats Unis ayant tué un « terroriste » en Somalie. Cette information factuelle et dénuée de toute empathie, qui traite les corps comme de simples cibles, que l’on peut « éliminer » sans grande conséquence, est fondatrice du propos du film, dont la première tâche est de rendre leur humanité et leur visibilité à ces vies pulvérisées par le traitement militaire, informatique et télévisuel occidental. A l’écran du drone tueur, avec leurs images en plongée où le corps n’est plus qu’un point ciblé au loin à travers un viseur sans présence, le cinéaste substitue l’écran du cinéma et de son infini amour et tendresse envers les personnages. C’est en cela que le film est éminemment politique sans jamais verser dans le schématisme. Mais il porte, en puissance, dans l’ontologie des images, une dénonciation et une aversion envers tout un système d’écrasement de l’être humain dans les guerres contemporaines et la manière de réduire des vies à un entrefilet dans le flux médiatique. En cela aussi, il rejoint l’essence du cinéma, en substituant à nos regards un monde qui s’accorde à notre humanité profonde. Il est un exercice essentiel de prestidigitation par les images, qui les fait basculer d’un ordre de domination militaire et médiatique vers un ordre de partage humain d’une essence commune.

Dans la séquence suivante, le film nous introduit le premier personnage principal, dont on comprend que son métier est celui de fossoyeur. On comprend également que le corps qui va être enterré dans le creuset de terre fait par Mamargade est justement celui d’un homme tué par un drone. Le film sera ponctué d’informations sur ces morts, par drone mais aussi dans d’autres circonstances. La mise à mort ne sera jamais filmée frontalement, elle demeurera dans le hors champ, planant sur les vivants, mais donnant à chaque plan, à chaque image, toute leur portée de présence essentielle. C’est en cela que le film représente une continuité avec son court métrage Will my parents come to see me, qui filme la dernière journée d’un condamné à mort. Les deux films sont ainsi placés sous le sceau et le signe de la mort. Dans le court métrage, chaque plan semble porté par une espèce de suspension du temps, rendant leur densité et leur tragique à tout ce que Farah, condamné à l’exécution par balles pour terrorisme, voit et ressent pendant ses derniers moments de vie.

Le hors champ de cette mort dans le long métrage, qui est partout mais insaisissable par l’image, donne les scènes les plus belles, les plus poignantes et les plus terribles du Village Next to Paradise. Dans l’une d’entre elles, Cigaal, raconte à son père une journée ordinaire à l’école, où pour compenser l’absence de la maîtresse, on leur fait faire des exercices de protection lors d’attaques de drones. Lorsque Mamargade demande à son fils en quoi consiste l’exercice, il lui dit « on se met par terre les mains sur la tête. » Plus tard, Mamargade, conduisant un camion de contrebande, et entendant le son du drone qui circule au-dessus de sa tête, refera ce geste raconté par son fils, en se mettant à plat ventre sur la route. Ainsi, face à cette toute puissance de la mort, ici sous forme de sentence implacable faite à des milliers de kilomètres des personnages, ceux-ci n’ont que leur maigre corps comme moyen de protection, que l’illusion d’une possible échappatoire à ce qui semble irrévocable. Dans ce geste évoqué une première fois par le fils et joué une deuxième fois par le père, se creusent tout le dénuement, toute la fragilité des personnages et toute leur importance aux yeux du cinéaste. Dans une autre scène du film, le hors champ de la mort consiste en une scène de panique et d’agitation dans un hôpital où est acheminé le corps d’une femme dont on comprendra plus tard qu’elle a été tuée par un drone. Mamargade demande à Cigaal de se boucher les oreilles et de détourner le regard, comme pour conjurer cette violence. L’enterrement de la jeune femme tuée par drone est également un moment fort du film. Dans un paysage désertique et dénué de tout sauf d’un arbre de fortune sous lequel s’abrite la maman de la fille tuée et le corps enveloppé d’un linceul blanc, Mamargade et Cigaal creusent la terre tandis que la mère attend sous l’arbre, seule et silencieuse.

Mais la mort ne vient pas que du ciel et des frappes de drone. Plus le film avance, plus il creuse le récit de morts différentes, dans des accidents en mer ou sur terre, dans des bateaux ou des camions de fortune. Les récits de ces morts faites par les vivants donnent au film ce côté mélancolique mais en même temps très physique, comme si cette mort dans le hors champ comme horizon incontournable auquel les personnages font face, est en même temps le moteur de cette force inouïe qui les traverse.

The Village Next To Paradise transforme le hors-champ en un espace d’interrogation. La mort, bien qu’absente du cadre, hante chaque plan et amplifie l’humanité des personnages, les rendant d’autant plus poignants face à une menace invisible mais omniprésente.

The village next to paradise est également un film au réalisme très physique. L’eau, la terre, le ciel, le vent constituent une part intrinsèque de la force du film. Les scènes près de la mer où les personnages vont se reposer, se prélasser ou boire et se droguer, le vent qui tournoie et envoie ses souffles dans plusieurs scènes du film, la terre labourée par les mains de Mamargade ou les pelleteuses nouvellement introduites dans le village, sont les éléments constitutifs de cette esthétique épurée mais en même temps très belle où le village devient lui-même un personnage à part entière, non plus le décor où se meuvent les trois personnages mais le lieu de leur ancrage et de leur sublimation. De même, les intérieurs sont filmés avec beaucoup de beauté. Certes ils sont dépouillés, mais tout de même soignés dans leur disposition des meubles de fortune et dans certains éléments qui donnent des éclats de couleur dans un intérieur sobre. Cela ne relève cependant pas de l’esthétisation ni d’un cache misère, mais bien de la délicatesse avec laquelle le cinéaste aborde ses personnages, qui ont une intériorité riche et profonde, des rêves plein la tête, comme celui du paradis de Cigaal rempli de bonbons, ou celui d’Araweelo qui veut à tout prix avoir sa propre boutique de couture. Ces intérieurs élégants dans leur dépouillement extrême sont à l’image des personnages, taciturnes et austères mais plein de potentiel à explorer, pleins d’une vie à vivre, et qui sont obstinément tournés vers l’accomplissement de leur trajectoire malgré ce qui semble être les limites imposées par la condition sociale et géographique.

En somme, The Village Next To Paradise transcende la simple chronique d’une vie marquée par la précarité et la menace de mort omniprésente. Par une poésie visuelle ancrée dans la matière et une empathie rare envers ses personnages, Mo Harawe redonne une densité aux existences effacées par la violence des guerres et l’indifférence médiatique. Ce film rappelle que la vie, même dans sa fragilité la plus extrême, peut être le lieu d’une grâce infinie. C’est un hommage vibrant à l’art du cinéma et à sa capacité de saisir et d’inscrire l’humanité dans une éternité d’images.

Article paru sur Archipels-Images https://archipelsimages.com/un-cinema-qui-saccorde-a-notre-humanite-the-village-next-to-paradise-de-mo-harawe/ 



Les Linceuls de David Cronenberg : le cri d’Heathcliff dans un tombeau numérique

 


Le thème du dernier long métrage de Cronenberg, Les Linceuls, semble être dans la continuité de sa filmographie et de ses obsessions, lui qui a fait du corps, martyrisé ou en pleine métamorphose, en proie à mille tourments dans un monde moderne qui le happe et le broie, le sujet essentiel de nombreux de ses films. Dans ce dernier opus, la question du corps et de la technologie qui entoure le monde des vivants déborde vers celui des morts, étant donné que le sujet du film est littéralement le cadavre en décomposition et la tentative des vivants de garder des liens, fussent-ils macabres et malsains, avec ces corps aimés et disparus dans les profondeurs de la terre. Plus que spectral et même sépulcral, dans sa forme et dans sa thématique, le film interroge la question du regard, de l’image en tant que fixation du temps qui passe.

Le personnage principal du film, Karsh, interprété par Vincent Cassel, est un homme d’affaires qui a fait fortune en inventant des linceuls high-tech dotés de caméras. Ces dispositifs permettent aux proches des défunts de voir, sur des écrans faisant office de pierres tombales dans des cimetières futuristes, les cadavres de leurs êtres chers se décomposer lentement. Ainsi, l’œuvre fatale du temps continue à les étreindre sous le regard des vivants, comme si le fait de les enterrer ne constituait plus désormais une frontière impénétrable entre les vivants et les morts.



Karsh a perdu sa femme quatre ans plus tôt, et de son désir irrépressible de la rejoindre dans sa tombe, est née l’idée de ces linceuls, substituts technologiques à l’imaginaire morbide qui avait jadis entouré la mise en terre. Ce désir de mort et de fusion avec l’être aimé, ce déchirement qui a été au cœur de tant d’œuvres littéraires et poétiques fortes, telles que Les Hauts de Hurlevent, est un moteur puissant de la fiction, portée ici jusqu’à son extrême limite par cette idée de science-fiction saisissante et dérangeante à la fois. Comme Heathcliff, qui dans un des passages les plus sombres du roman, confesse à Nelly Dean être allé ouvrir le cercueil de Catherine pour contempler une dernière fois son visage et pouvoir reposer plus tard à ses côtés, Karsh cherche à abolir la séparation entre le monde des vivants et celui des morts. Karsh et Heathcliff entretiennent tous les deux l’illusion morbide d’une union au-delà de la décomposition. L’amour devient ainsi une pulsion nécrophile, une obsession qui refuse la loi naturelle de la séparation. Le film, à l’instar du roman d’Emily Brontë, interroge la manière dont le deuil creuse une déchirure si profonde qu’elle ouvre un gouffre entre la réalité et la folie.

Cette même tension entre amour absolu et emprise de la mort traverse également les vers d’Edgar Allan Poe, notamment dans Annabel Lee, où l’amant endeuillé, refusant la séparation, continue à vivre dans l’ombre de la disparue. L’union se fait alors par le sommeil, par la vision, par l’obsession : dormir auprès d’un tombeau, interroger une absence-présence dans l’hallucination de l’imaginaire.

“And so, all the night-tide, I lie down by the side

   Of my darling—my darling—my life and my bride,

   In her sepulchre there by the sea—

   In her tomb by the sounding sea.”

 C’est cette même voix du deuil, inépuisable et sombre, que Karsh semble écouter derrière ses écrans.

 Et comme chez Goethe, dans Les Souffrances du jeune Werther, où la mort devient la seule issue pour rejoindre un amour interdit, Karsh incarne ce romantisme poussé à sa limite — où la technologie prend le relais du suicide symbolique, pour permettre une coexistence avec la disparue. La fiction devient alors le lieu d’un désir insensé : abolir la séparation, briser la temporalité, refuser le deuil.

C’est dire si le film de Cronenberg est pétri de ces références, formant une continuité avec ce romantisme littéraire qui semble capter une obsession inhérente à l’humain, et permettant, à travers cette projection technologique, de trouver dans les écrans, le moyen de prolonger la pulsion voyeuriste qui n’a plus les limites traditionnelles de la séparation insurmontable entre les deux mondes.

Dans ce cadre, il est impossible de ne pas penser à l’analyse fondatrice d’André Bazin dans Ontologie de l’image photographique, où il compare la photographie à une momification moderne, un art né d’un « complexe de la momie » — autrement dit d’un désir de préserver l’apparence des êtres chers au-delà de la mort. Le cinéma, écrit-il, est né de cette obsession de survivance. Ce que propose Cronenberg ici, c’est une version littérale et contemporaine de ce fantasme ancien : la momification numérique du cadavre, offert au regard des vivants comme preuve d’un lien qui refuse de se rompre. L’écran devient sarcophage, vitrine du deuil, illusion de présence.



Dans la première séquence du film, Karsh observe le cadavre de sa femme, enseveli avec elle dans la tombe sombre, et lance un cri déchirant et animal. Cette première scène est puissante de par cette immersion dans le caveau, ce cauchemar qui semble hanter tout vivant, celui de vouloir retrouver une vision de l’être aimé, de continuer à le voir, à vivre à ses côtés, et celui en même temps de se retrouver enseveli avec lui dans cette même tombe, cauchemar dont Karsh s’est réveillé avec ce cri.

Mais cette première scène de juxtaposition des corps, de voyeurisme moteur de narration, est malheureusement vite rattrapée par un scénario qui multiplie les intrigues peu convaincantes, ensevelissant son sujet existentiel premier sous une pléthore de pistes secondaires où le thriller macabre et sombre se perd dans les méandres de questions géopolitiques et économiques sans épaisseur. La question du regard — qui est au cœur du film — glisse alors de l’intime au sécuritaire, et le dispositif des linceuls, conçu pour scruter la mort, finit par rejoindre la logique plus triviale de la surveillance et du contrôle. Dans cet univers saturé d’écrans, même les morts n’échappent plus à l’œil panoptique. L’imaginaire se rétracte, broyé par la machine narrative.

Il y avait là pourtant une idée fulgurante, vertigineuse : celle d’un deuil devenu image, d’un amour fossilisé par la technologie, d’un corps rendue visible jusque dans sa décomposition. Mais ce qui aurait pu être un grand film sur la mort et le regard se dilue, in fine, dans un labyrinthe de complots et de digressions politiques, où le cri initial de Karsh — ce cri d’Heathcliff dans un tombeau numérique — se perd dans le bruit confus d’un monde trop bavard pour entendre les morts.