Le thème du dernier long métrage de Cronenberg, Les
Linceuls, semble être dans la continuité de sa filmographie et de ses
obsessions, lui qui a fait du corps, martyrisé ou en pleine métamorphose, en
proie à mille tourments dans un monde moderne qui le happe et le broie, le
sujet essentiel de nombreux de ses films. Dans ce dernier opus, la question du
corps et de la technologie qui entoure le monde des vivants déborde vers celui
des morts, étant donné que le sujet du film est littéralement le cadavre en décomposition
et la tentative des vivants de garder des liens, fussent-ils macabres et
malsains, avec ces corps aimés et disparus dans les profondeurs de la terre.
Plus que spectral et même sépulcral, dans sa forme et dans sa thématique, le
film interroge la question du regard, de l’image en tant que fixation du temps
qui passe.
Le personnage principal du film, Karsh, interprété par Vincent
Cassel, est un homme d’affaires qui a fait fortune en inventant des linceuls
high-tech dotés de caméras. Ces dispositifs permettent aux proches des défunts
de voir, sur des écrans faisant office de pierres tombales dans des cimetières
futuristes, les cadavres de leurs êtres chers se décomposer lentement. Ainsi,
l’œuvre fatale du temps continue à les étreindre sous le regard des vivants,
comme si le fait de les enterrer ne constituait plus désormais une frontière
impénétrable entre les vivants et les morts.
Karsh a perdu sa femme quatre ans plus tôt, et de son
désir irrépressible de la rejoindre dans sa tombe, est née l’idée de ces
linceuls, substituts technologiques à l’imaginaire morbide qui avait jadis
entouré la mise en terre. Ce désir de mort et de fusion avec l’être aimé, ce
déchirement qui a été au cœur de tant d’œuvres littéraires et poétiques fortes,
telles que Les Hauts de Hurlevent, est un moteur puissant de la fiction, portée
ici jusqu’à son extrême limite par cette idée de science-fiction saisissante et
dérangeante à la fois. Comme Heathcliff, qui dans un des passages les plus
sombres du roman, confesse à Nelly Dean être allé ouvrir le cercueil de
Catherine pour contempler une dernière fois son visage et pouvoir reposer plus
tard à ses côtés, Karsh cherche à abolir la séparation entre le monde des
vivants et celui des morts. Karsh et Heathcliff entretiennent tous les deux
l’illusion morbide d’une union au-delà de la décomposition. L’amour devient
ainsi une pulsion nécrophile, une obsession qui refuse la loi naturelle de la
séparation. Le film, à l’instar du roman d’Emily Brontë, interroge la manière
dont le deuil creuse une déchirure si profonde qu’elle ouvre un gouffre entre
la réalité et la folie.
Cette même tension entre amour absolu et emprise de la
mort traverse également les vers d’Edgar Allan Poe, notamment dans Annabel Lee,
où l’amant endeuillé, refusant la séparation, continue à vivre dans l’ombre de
la disparue. L’union se fait alors par le sommeil, par la vision, par
l’obsession : dormir auprès d’un tombeau, interroger une absence-présence dans
l’hallucination de l’imaginaire.
“And so,
all the night-tide, I lie down by the side
Of my darling—my darling—my life and my bride,
In her sepulchre there by the sea—
In her tomb by the sounding sea.”
C’est dire si le film de Cronenberg est pétri de ces références,
formant une continuité avec ce romantisme littéraire qui semble capter une
obsession inhérente à l’humain, et permettant, à travers cette projection
technologique, de trouver dans les écrans, le moyen de prolonger la pulsion
voyeuriste qui n’a plus les limites traditionnelles de la séparation insurmontable
entre les deux mondes.
Dans ce cadre, il est impossible de ne pas penser à
l’analyse fondatrice d’André Bazin dans Ontologie de l’image photographique, où
il compare la photographie à une momification moderne, un art né d’un «
complexe de la momie » — autrement dit d’un désir de préserver l’apparence des
êtres chers au-delà de la mort. Le cinéma, écrit-il, est né de cette obsession
de survivance. Ce que propose Cronenberg ici, c’est une version littérale et
contemporaine de ce fantasme ancien : la momification numérique du cadavre,
offert au regard des vivants comme preuve d’un lien qui refuse de se rompre.
L’écran devient sarcophage, vitrine du deuil, illusion de présence.
Dans la première séquence du film, Karsh observe le
cadavre de sa femme, enseveli avec elle dans la tombe sombre, et lance un cri
déchirant et animal. Cette première scène est puissante de par cette immersion
dans le caveau, ce cauchemar qui semble hanter tout vivant, celui de vouloir
retrouver une vision de l’être aimé, de continuer à le voir, à vivre à ses
côtés, et celui en même temps de se retrouver enseveli avec lui dans cette même
tombe, cauchemar dont Karsh s’est réveillé avec ce cri.
Mais cette première scène de juxtaposition des corps, de voyeurisme moteur de narration, est malheureusement vite rattrapée par un scénario qui multiplie les intrigues peu convaincantes, ensevelissant son sujet existentiel premier sous une pléthore de pistes secondaires où le thriller macabre et sombre se perd dans les méandres de questions géopolitiques et économiques sans épaisseur. La question du regard — qui est au cœur du film — glisse alors de l’intime au sécuritaire, et le dispositif des linceuls, conçu pour scruter la mort, finit par rejoindre la logique plus triviale de la surveillance et du contrôle. Dans cet univers saturé d’écrans, même les morts n’échappent plus à l’œil panoptique. L’imaginaire se rétracte, broyé par la machine narrative.
Il y avait là pourtant une idée fulgurante, vertigineuse
: celle d’un deuil devenu image, d’un amour fossilisé par la technologie, d’un
corps rendue visible jusque dans sa décomposition. Mais ce qui aurait pu être
un grand film sur la mort et le regard se dilue, in fine, dans un labyrinthe de
complots et de digressions politiques, où le cri initial de Karsh — ce cri
d’Heathcliff dans un tombeau numérique — se perd dans le bruit confus d’un
monde trop bavard pour entendre les morts.
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