vendredi 2 mai 2025

Les Linceuls de David Cronenberg : le cri d’Heathcliff dans un tombeau numérique

 


Le thème du dernier long métrage de Cronenberg, Les Linceuls, semble être dans la continuité de sa filmographie et de ses obsessions, lui qui a fait du corps, martyrisé ou en pleine métamorphose, en proie à mille tourments dans un monde moderne qui le happe et le broie, le sujet essentiel de nombreux de ses films. Dans ce dernier opus, la question du corps et de la technologie qui entoure le monde des vivants déborde vers celui des morts, étant donné que le sujet du film est littéralement le cadavre en décomposition et la tentative des vivants de garder des liens, fussent-ils macabres et malsains, avec ces corps aimés et disparus dans les profondeurs de la terre. Plus que spectral et même sépulcral, dans sa forme et dans sa thématique, le film interroge la question du regard, de l’image en tant que fixation du temps qui passe.

Le personnage principal du film, Karsh, interprété par Vincent Cassel, est un homme d’affaires qui a fait fortune en inventant des linceuls high-tech dotés de caméras. Ces dispositifs permettent aux proches des défunts de voir, sur des écrans faisant office de pierres tombales dans des cimetières futuristes, les cadavres de leurs êtres chers se décomposer lentement. Ainsi, l’œuvre fatale du temps continue à les étreindre sous le regard des vivants, comme si le fait de les enterrer ne constituait plus désormais une frontière impénétrable entre les vivants et les morts.



Karsh a perdu sa femme quatre ans plus tôt, et de son désir irrépressible de la rejoindre dans sa tombe, est née l’idée de ces linceuls, substituts technologiques à l’imaginaire morbide qui avait jadis entouré la mise en terre. Ce désir de mort et de fusion avec l’être aimé, ce déchirement qui a été au cœur de tant d’œuvres littéraires et poétiques fortes, telles que Les Hauts de Hurlevent, est un moteur puissant de la fiction, portée ici jusqu’à son extrême limite par cette idée de science-fiction saisissante et dérangeante à la fois. Comme Heathcliff, qui dans un des passages les plus sombres du roman, confesse à Nelly Dean être allé ouvrir le cercueil de Catherine pour contempler une dernière fois son visage et pouvoir reposer plus tard à ses côtés, Karsh cherche à abolir la séparation entre le monde des vivants et celui des morts. Karsh et Heathcliff entretiennent tous les deux l’illusion morbide d’une union au-delà de la décomposition. L’amour devient ainsi une pulsion nécrophile, une obsession qui refuse la loi naturelle de la séparation. Le film, à l’instar du roman d’Emily Brontë, interroge la manière dont le deuil creuse une déchirure si profonde qu’elle ouvre un gouffre entre la réalité et la folie.

Cette même tension entre amour absolu et emprise de la mort traverse également les vers d’Edgar Allan Poe, notamment dans Annabel Lee, où l’amant endeuillé, refusant la séparation, continue à vivre dans l’ombre de la disparue. L’union se fait alors par le sommeil, par la vision, par l’obsession : dormir auprès d’un tombeau, interroger une absence-présence dans l’hallucination de l’imaginaire.

“And so, all the night-tide, I lie down by the side

   Of my darling—my darling—my life and my bride,

   In her sepulchre there by the sea—

   In her tomb by the sounding sea.”

 C’est cette même voix du deuil, inépuisable et sombre, que Karsh semble écouter derrière ses écrans.

 Et comme chez Goethe, dans Les Souffrances du jeune Werther, où la mort devient la seule issue pour rejoindre un amour interdit, Karsh incarne ce romantisme poussé à sa limite — où la technologie prend le relais du suicide symbolique, pour permettre une coexistence avec la disparue. La fiction devient alors le lieu d’un désir insensé : abolir la séparation, briser la temporalité, refuser le deuil.

C’est dire si le film de Cronenberg est pétri de ces références, formant une continuité avec ce romantisme littéraire qui semble capter une obsession inhérente à l’humain, et permettant, à travers cette projection technologique, de trouver dans les écrans, le moyen de prolonger la pulsion voyeuriste qui n’a plus les limites traditionnelles de la séparation insurmontable entre les deux mondes.

Dans ce cadre, il est impossible de ne pas penser à l’analyse fondatrice d’André Bazin dans Ontologie de l’image photographique, où il compare la photographie à une momification moderne, un art né d’un « complexe de la momie » — autrement dit d’un désir de préserver l’apparence des êtres chers au-delà de la mort. Le cinéma, écrit-il, est né de cette obsession de survivance. Ce que propose Cronenberg ici, c’est une version littérale et contemporaine de ce fantasme ancien : la momification numérique du cadavre, offert au regard des vivants comme preuve d’un lien qui refuse de se rompre. L’écran devient sarcophage, vitrine du deuil, illusion de présence.



Dans la première séquence du film, Karsh observe le cadavre de sa femme, enseveli avec elle dans la tombe sombre, et lance un cri déchirant et animal. Cette première scène est puissante de par cette immersion dans le caveau, ce cauchemar qui semble hanter tout vivant, celui de vouloir retrouver une vision de l’être aimé, de continuer à le voir, à vivre à ses côtés, et celui en même temps de se retrouver enseveli avec lui dans cette même tombe, cauchemar dont Karsh s’est réveillé avec ce cri.

Mais cette première scène de juxtaposition des corps, de voyeurisme moteur de narration, est malheureusement vite rattrapée par un scénario qui multiplie les intrigues peu convaincantes, ensevelissant son sujet existentiel premier sous une pléthore de pistes secondaires où le thriller macabre et sombre se perd dans les méandres de questions géopolitiques et économiques sans épaisseur. La question du regard — qui est au cœur du film — glisse alors de l’intime au sécuritaire, et le dispositif des linceuls, conçu pour scruter la mort, finit par rejoindre la logique plus triviale de la surveillance et du contrôle. Dans cet univers saturé d’écrans, même les morts n’échappent plus à l’œil panoptique. L’imaginaire se rétracte, broyé par la machine narrative.

Il y avait là pourtant une idée fulgurante, vertigineuse : celle d’un deuil devenu image, d’un amour fossilisé par la technologie, d’un corps rendue visible jusque dans sa décomposition. Mais ce qui aurait pu être un grand film sur la mort et le regard se dilue, in fine, dans un labyrinthe de complots et de digressions politiques, où le cri initial de Karsh — ce cri d’Heathcliff dans un tombeau numérique — se perd dans le bruit confus d’un monde trop bavard pour entendre les morts.

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