dimanche 22 décembre 2024

Persona de I. Bergman, Le projecteur intérieur

 




Article paru dans Archipels Images

A la cinémathèque de Tunis, le cycle « La folie au cinéma » a été bien inspiré de projeter Persona, de Ingmar Bergman. L’histoire est celle de Elizabeth Vogler (Liv Ullmann), une comédienne de théâtre qui s’emmure dans le mutisme, et celle d’Alma (Bibi Andersson), son infirmière contaminée peu à peu par la folie d’une identification à sa patiente. Mais le film est aussi une tentative de saisir la folie qui git au cœur de la fascination pour les images. La folie de se voir refléter, en tant que spectateurs, sur les visages en gros plans de ce film, de se perdre tout autant que les personnages principaux dans les lignes de fuite et de fusions, dans l’intersection flouée de leurs âmes malades. Ce que le film creuse, dans la toute-puissance de ses images, c’est un rapport au spectateur qui devient aussi vampirique que les rapports des personnages entre eux. En interrogeant les délires de ses personnages, le cinéaste nous invite à plonger dans sa propre folie en tant que spectateur, pris dans les rouages de l’identification-projection, qui est au cœur du cinéma. L’identification aux personnages, la projection de son moi, avec ses doutes et ses tourments, sur les visages si fascinants des deux actrices, dans une pulsion spéculaire vertigineuse. C’est donc l’histoire de trois folies que le film explore : celle des deux personnages, Elizabeth et Alma, de même que celle du spectateur, interpellé à plusieurs reprises à entrer dans l’image par la force de son désir de cinéma.

Les images, aux sources de la folie

La décision d’Elizabeth Vogler de ne plus parler, de rester dans un silence obstiné qui semble autant une protection qu’une malédiction, ouvre l’espace de la projection. Alors qu’elle jouait le rôle d’Electre, Elizabeth se fige soudain. On la voit dans un plan saisissant, se détournant brusquement des spectateurs de théâtre et regardant dans le vide, la bouche ouverte sur un rire comprimé puis figé dans une expression indéchiffrable. Dans cette fraction de seconde précise, que s’est-il passé dans sa tête ? Quelle folie l’as saisie pour lui faire tout abandonner ?

On n’aura aucune explication de la part du personnage d’Elizabeth. Il n’y aura que des tentatives d’interprétations successives de la part des autres personnages : d’abord son médecin traitant, une femme qui est aussi son amie. Elle dira à Elizabeth que son silence vient de la multiplicité de ses visages, comme si elle ne pouvait les rassembler à l’aide du langage, comme si son art d’actrice l’avait condamnée à la multiplicité à laquelle elle voudrait s’échapper pour retrouver une unité et une pureté par le silence. Une interprétation psychologique qui émane d’un savoir scientifique, mais qui ne semble pas épuiser la profondeur de ce qui a mû l’actrice. La partialité de cette interprétation, sa violence presque dans sa transformation de Elizabeth en un sujet d’interprétation, est signifiée par une séquence construite autour de plans où la doctoresse parle alors que le visage en gros plan d’Elizabeth reste silencieux, passif, comme pris au piège de cette interprétation. Dans une autre séquence, c’est au tour d’Alma de livrer sa version des faits. Le cinéaste construit sa séquence autour de la voix off de Alma et du visage en gros plan de Elizabeth, qui écoute, de plus en plus déroutée, le récit que fait l’infirmière des origines ou causes de sa folie. L’interprétation psychologique se tourne cette fois ci du côté du rapport d’Elizabeth à son enfant, de l’impossibilité pour elle de se couler dans son rôle de mère. Si la légitimité de la première version émane d’un savoir scientifique, la deuxième surgit plutôt d’une légitimité ontologique : Alma s’est tellement imprégnée de la folie d’Elizabeth qu’elle la vampirise à son tour. Elle entre dans sa psyché et absorbe sa folie. Mais dans tout cela, l’actrice devient ainsi comme un écran sur lequel se projettent les délires d’interprétation des autres.

Le spectateur peut également prendre part à cette tentative de déchiffrage du silence d’Elizabeth. Par deux fois, le cinéaste nous met sur une piste différente de la piste psychologique. A deux reprises, Elizabeth, seule, regarde des images qui semblent la fasciner ou l’horrifier. Dans sa chambre d’hôpital, elle regarde la télévision qui passe un reportage sur la guerre au Vietnam, avec au centre du reportage l’image d’un bonze qui brûle en direct, sur l’écran. Elizabeth recule, horrifiée, elle porte sa main à sa bouche, comme pour étouffer un cri. Dans la deuxième séquence, Elizabeth, seule dans sa chambre, ouvre un livre et tombe sur une image. Dans le plan suivant, cette image prend la dimension de tout l’écran, c’est celle du pogrom du ghetto de Varsovie, avec à son centre un enfant qui lève les bras en signe de capitulation, dans un geste à l’innocence tragique. Ces images du monde, avec leur violence et leur présence, seraient-ils à l’origine de la décision de l’actrice, le point de ralliement de sa folie ? Ces images ouvrent un nouveau champ d’interprétation, au-delà de la psychologie. Mais peut-être que la fascination pour les images et l’horreur aussi qu’elles peuvent susciter sont la folie commune entre le personnage et les spectateurs, unis par Bergman dans ce pacte de l’écran transparent, du regard caméra, du dédoublement de plans qui finissent par nous déstabiliser et par nous perdre.

L’inscription du spectateur dans l’image



Dans le film, au commencement, l’image d’une lampe qui actionne un projecteur de cinéma, qui va lui-même faire défiler la pellicule. Déjà cette première image de la lumière qui donne feu à l’action, comme une étincelle divine. On ne peut s’empêcher de penser au tableau de Michel-Ange, à la Chapelle Sixtine, « La création d’Adam ». Mais les deux mains qui se touchent, celle de Dieu et celle de l’homme, le premier donnant naissance au deuxième, ont été remplacées dans le film par l’attouchement grésillant et plus éclatant entre deux lampes, témoin de l’absence de dieu dans l’art moderne, de son remplacement par une physique des choses. De cette rencontre entre deux lumières naît une avalanche d’images bigarrées, disparates, mais qui ont un sens, celui d’un imagier du monde, comme si toutes ces images et leur foisonnement désordonné formaient la préhistoire de la maladie qui ronge le personnage principal, Elizabeth Vogler, effectivement habitée et paralysée par les images du monde, par leur violence et leur âpreté.

Dans une scène liminaire, un enfant gisant, étendu et immobile sur un lit d’hôpital, dans un espace vide et blanc qui semble être celui de la mort, se lève soudain, face écran, avec un gros plan sur son visage, avance sa main vers l’écran de la caméra et par là même vers les spectateurs. Par-delà l’écran qui les sépare, il amorce le geste d’une caresse, comme pour créer un espace-temps mental d’identification entre les êtres qui se meuvent sur l’écran et ceux qui les regardent, nous les spectateurs. Dans le plan suivant, on voit cet enfant de dos, qui caresse un écran, dans lequel s’inscrit progressivement l’image d’un visage de femme (Elizabeth et Alma, images alternées des deux visages que nous ne cesserons de scruter tout au long du film). Dans ce retournement de point de vue, dans le changement de perspective, le spectateur se retrouve inscrit dans le corps même de l’image, il est comme projeté sur l’écran fantasmatique des personnages. La suite ne fait que confirmer cette vérité fondamentale : cette identification exerce sur le spectateur une attraction maléfique. Le spectateur est dans la même position que Alma, l’infirmière dévouée et crédule qui tombe dans le piège de la fascination à l’égard de cette icône silencieuse, sur laquelle viennent se projeter tous ses rêves, ses passions, ses failles.

Dans une scène onirique, qui capte si bien l’espace-temps si particulier du rêve, dans un silence touffu déchiré de temps en temps par le bruit d’une sirène de bateau, Elizabeth Vogler s’avance vers Alma, étendue sur son lit, elle la regarde, puis elle s’éloigne dans la profondeur de champ d’une autre chambre, elle est habillée de blanc comme un fantôme, Alma se lève, elles se rejoignent, face caméra, Elizabeth empoigne la tête de Alma, elles regardent la caméra, c’est au tour d’Alma de toucher la tête de Elizabeth, et dans un mouvement d’une fluidité sans nom, infinie, comme la fonte des matières, comme la fusion entre deux mondes, leurs têtes comme des cygnes se penchent vers l’autre côté. Le regard caméra des deux personnages encore une fois invite le spectateur à se projeter dans ce plan, il devient la doublure de ce dédoublement, comme si le regard caméra démultipliait à l’infini les germinations de la folie intérieure des personnages et ses prolongements chez le spectateur.

samedi 21 décembre 2024

Ashkal de Youssef Chabbi, magie noire


Article paru dans Archipels Images 

A la fois incandescent et abstrait, flamboyant et noir, brulant d’un feu vif et cerné d’ombres, le film de Youssef Chebbi, Ashkal, déploie ses sortilèges dans un polar politique et mélancolique qui se passe dans la Tunisie de l’après révolution. Dans un quartier naissant de la banlieue nord, les jardins de Carthage, un premier corps d’un ouvrier est découvert, brûlé vif. L’enquête policière, menée par deux flics, un homme (Batal) et une femme (Fatma), patauge et s’enlise dans une quête sans fin de sens, tandis que les immolations se multiplient. Sur cette trame ténue et fascinante, le film se construit autour de grandes lignes de fuite tout en nous donnant l’illusion de nous approcher d’une vérité insaisissable.

Le feu sacré

Dans Ashkal, le feu est à la fois un objet politique, métaphorique et cinématographique. Politique car il est la survivance filmique d’un évènement impensable, le surgissement soudain dans le champ des consciences de cette flamme de la révolte qui a agité la Tunisie et tout le monde arabe voici plus de 12 ans. Le film reprend cette flamme du récit, et dès les premières images nous donne à voir un brasier qui consume un corps, comme si l’on était dans la continuité de ce flamboiement qui a donné lieu à la révolution tunisienne. On ne peut pas ne pas penser, en voyant le début du film, aux quelques images qui ont circulé de l’immolation de Mohammed Bouazizi, le vendeur ambulant, dont le geste de révolte a déclenché le « printemps arabe ». La dimension politique est également présente dans la toile de fond du film, avec l’évocation du travail de la Commission vérité et réconciliation qui doit se pencher sur les crimes commis lors de la dictature. La révolte sociale radicale qui était au cœur du geste de Bouazizi et de ceux qui ont franchi le pas dans les mêmes conditions, annihilant par eux-mêmes la seule chose qu’ils possèdent encore, ce corps surnuméraire que le système ne veut pas voir, est également au cœur du film.

Pourtant, dans Ashkal, il y’a un dépassement de la dimension sociale de l’immolation vers une dimension plutôt symbolique. Youssef Chebbi donne à l’embrasement qui s’attaque aux corps quelque chose de sacré et de mystérieux tout en gardant son caractère intrinsèquement politique. Le dispositif de mise en scène dans plusieurs séquences du film participe à cette condensation. Dans une des premières scènes du film, Fatma interroge les ouvriers du chantier. Elle, face caméra, le visage fermé et inquiet, les ouvriers autour d’elle dos à la caméra, invisibilisés. La ligne de fuite de ce très beau plan, formé par des ouvriers amassés en deux lignes et Fatma au milieu comme miroir de l’interrogation du spectateur sur ce qui a pu se passer, atteint quelque chose d’abstrait. De même, lorsque Fatma et Batal interrogent, dans une maison cossue de ce quartier, les patrons d’une fille qui s’est immolée, l’homme et la femme sont filmés de dos, dans ce salon de riches qui contraste tant avec les chantiers en construction. La question de la lutte des classes et de l’asservissement est bien au cœur de ce dispositif filmique, mais comme dépassée et condensée par ce geste d’abstraction. La même chose vaut pour le choix des « victimes » : un ouvrier, une femme de ménage, un professeur, un flic et une autre personne anonyme, dont les portraits et les lieux de morts sont accrochés sur le mur du bureau de Fatma, comme dans un vrai polar à l’américaine. Rien ne lie ces personnes, hormis le fait que quelque chose les a happés, quelque chose d’à la fois monstrueux et magnifique.

Alors quel est le sujet du film, quel est ce feu comme une épidémie qui saisit les personnes et les entraine dans un centre brûlant, auquel ils s’abandonnent comme à leur destin, nus et sans résistance ? S’agit-il du feu de la révolution, comme pourrait le laisser entendre la dernière séquence du film, où l’on voit des hommes et des femmes courir nus pour se perdre dans un brasier géant et disparaitre dans le feu qui s’agite, donnant ainsi au feu une dimension métaphorique ? il me semble que cette explication, tout en étant possible, échoue largement à rendre compte de la puissance d’évocation et d’incantation du film, qui dépasse de loin cette dimension politique, certes fondamentale mais insuffisante à tout expliquer. Dans Ashkal, nous sommes face à une interrogation à la fois politique et éminemment cinématographique, sur le sens des images. Les immolations sont en fait précédées par la circulation des images vidéo de corps qui brûlent, repris dans plusieurs moments du film comme indice policier pour Fatma. Mais si ces images vidéo restent plates et peinent à décoller de leur sens premier, malgré la fascination qu’elles exercent, le film transforme ces immolations devenues fréquentes pour protester contre l’état du monde en une matrice vorace, mystique, métaphysique. Les corps nus qui courent vers le feu avec joie et insouciance dans la dernière séquence du film, sont d’une profondeur iconique étonnante. Elles évoquent quelque chose d’ancien, une communion autour du feu dans les civilisations d’antan, le sacrifice humain dans les autodafés de purification, des imageries ancestrales qui semblent prendre racine dans les tréfonds de l’humanité. En cela, le film de Chebbi est éminemment bachelardien, en ce qu’il fait lui aussi une sorte de « psychanalyse du feu », et nous rappelle, comme Bachelard, que le spectacle du feu serait à l’origine d’une mythologie universelle qui remonterait à des temps immémoriaux. Saisir cette poétique du feu par les moyens du cinéma semble être le cœur vibrant du film, et ce qui lui donne sa résonance universelle.


Corps et ville fantômes

Comme son titre l’indique, Ashkal part des formes mais sans se laisser prendre par le formalisme, au contraire, sa beauté vient de ce qu’il a pu trouver un équilibre parfait entre le sujet et la mise en scène. Il est saisissant car plein de contrastes formels : le clair- obscur de l’image le plus souvent de nuit, soudain illuminée par ces feux qui surgissent de nulle part, donne au film une dimension fantomatique. Le quartier des jardins de Carthage, où se déroule le film, est également filmé comme une ville fantôme, inhabitée, que seuls les chiens errants et les pas de Fatma arpentent. Cette manière de filmer la ville, ce côté spectral de la mise en scène, et ces trouées de lumière terrifiantes de beauté lorsque s’embrase l’image, ont un pouvoir d’évocation absolument sans égal dans le cinéma tunisien. Les personnages des deux policiers, tout de noir vêtus, filmés à contrejour la plupart du temps, dans ces lieux désaffectés et en friche, comme abandonnés à eux-mêmes, enserrés dans le surcadrage des poteux en bétons, sont également d’une mélancolie insondable. Cette mélancolie se lit parfois dans des moments qui ne font partie d’aucune suite linéaire du récit, simples pauses dans le régime semi réaliste ou de genre auquel le film s’apparente : ainsi de Batal, assis dans sa cuisine qui regarde de longs moments dans le vide ; ainsi de Fatma qui s’allonge un moment et s’oublie dans le sommeil ; les nombreux plans où les personnages font face au vide témoignent de cette dimension métaphysique et de cette profonde atmosphère de mélancolie qui empreint le film. Mais c’est surtout avec le troisième personnage clé que nous basculons davantage dans le spectral. Fatma arrive à repérer une personne qui rôde dans les lieux, mais jusqu’à la fin nous ne pourrons voir de lui que ses mains de grand brûlé. Sa silhouette est étrange et son visage reconstitué par ordinateur évoquent un fantôme, un revenant d’entre les morts. Le grand brûlé est un homme des ténèbres, enveloppé par l’obscurité.

Cette silhouette étrange, dont on ne peut saisir les contours, semble renvoyer à la fonction du prophète dans les récits de conversion. On aurait pu l’assimiler bien sûr au fantôme de Bouazizi ou de tous ceux qui ont péri par le feu qu’ils ont allumé, car son visage reconstitué relève d’un amalgame de chair atrocement défigurées. De même, lorsqu’il s’immole devant les policiers et qu’il est filmé sur son lit d’hôpital, le corps totalement enveloppé par les pansements blancs, on est renvoyé immédiatement à ces mêmes images de Bouazizi gisant après la brûlure, creusant ainsi la dimension politique du film. Ce corps revenant, qui vient hanter la ville et ses espaces nouveaux, construits sur les gisements d’une ville antique, est là pour nous empêcher d’oublier l’horreur sociale et politique d’un corps qui se donne délibérément la mort pour protester contre son éviction.  Mais encore une fois, comme pour le feu, la question politique n’est qu’un infime fragment du puzzle que le cinéaste dépasse de loin en conférant à ce personnage une dimension autre, à la fois sacrificielle et prophétique.  Dans une très belle scène du film, l’homme se fait lécher les mains par des chiens. L’image de ces mains brûlées, dont les chiens pansent les plaies, indiquent à la fois sa solitude, sa proximité avec la nature et ce qu’il y’a de plus humble dans la vie, et son appartenance à ces lignées de saints errants qui prêchent la conversion, suivis ou précédés de signes annonciateurs et d’animaux.  Il devient aussi le vecteur de notre conscience, dans une scène hallucinante où il traverse, en caméra subjective, les couloirs d’un immeuble en construction, mais avec une lenteur et une cadence si saccadée qu’elle semble surnaturelle.
Le geste filmique de Chebbi est d’une beauté inouïe, d’une force de proposition politique et esthétique qui touchent au sublime. 

A l’heure où la Tunisie traverse ses heures les plus sombres depuis la chute de Ben Ali, où les fondations d’un nouveau système démocratique s’effondrent, le film apporte une interrogation profonde sur cette réalité et cette histoire.

Seeking Heaven for Mr. Rambo : un miroir de la violence sociale à travers le lien homme-animal

 



"Seeking Heaven for Mr. Rambo", (البحث عن منفذ لخروج السيد رامبو), le premier long métrage de fiction du cinéaste égyptien Khaled Mansour, se démarque par une trame narrative dense, explorant à travers une poignante relation homme-animal des thèmes sociaux souterrains.

Le film narre l'histoire de Hassan, un jeune homme pauvre vivant avec sa mère et son chien Rambo dans une maison décrépite d'un quartier populaire du Caire. Menacés d'expulsion par Karem, un garagiste avide et violent souhaitant agrandir son garage, Hassan et Rambo voient leur destin basculer lorsqu'une confrontation nocturne met en danger la vie du chien. Dès lors, Hassan tente d’échapper à la vengeance de Karem tout en affirmant sa détermination à protéger son compagnon.



Le film s'ouvre sur une image saisissante : une hyène au visage ensanglanté, vue à travers un écran de télévision. Cette scène inaugurale, suivie par l'apparition des protagonistes, Hassan et Rambo, jouant avec le doudou du chien, pose déjà les bases de la double animalité qui sous-tend l'ensemble du film et des thèmes qui le constituent. D'une part, une animalité sauvage et prédatrice, incarnée par la hyène, qui se repait de la chair de ses victimes ; d'autre part, une animalité anthropomorphe et affective, représentée par Rambo, qui devient l'alter ego de Hassan. Cette dualité décrit à la fois le lien intime entre l'homme et l'animal, mais également l’image symbolique de la prédation et de la dépossession à l’œuvre dans le film. 

L’identification homme-animal comme moteur narratif

La relation entre Hassan et son chien Rambo constitue le cœur émotionnel et narratif du film. Rambo est bien plus qu'un animal de compagnie : il est une extension de Hassan, reflétant ses peurs, ses espoirs et sa révolte naissante. À travers cette identification, le film invite le spectateur à s'attacher à ce duo, ce qui explique les réactions enthousiastes du public lors de la projection au festival des Journées Cinématographiques de Carthage (JCC).

Cependant, le film dépasse le simple registre affectif pour explorer des enjeux plus larges. Le combat entre Hassan et Karem se projette sur le sort du chien, qui devient un corps sacrificiel absorbant la violence sociale qui se déchaine tout au long du film. On voit cette transposition dans plusieurs scènes. La première fois, Rambo s’interpose pour protéger Hassan lorsque Karem s’apprête à le battre, mordant violemment Karem. En retour, il reçoit un coup brutal au visage. Plus tard, dans un refuge pour animaux où Hassan tente de cacher Rambo, ce dernier est atteint par une balle tirée par Karem. Ces scènes se terminent par des fondus au noir, plongeant le spectateur dans l'incertitude quant au sort des personnages.

Le film s'inscrit également dans une tradition cinématographique marquée par le film noir des années 1950. La majorité des scènes se déroule la nuit, avec une composition visuelle travailléeBien que nourris de stéréotypes, tels que le héros vulnérable ou l'antagoniste oppresseur, les personnages échappent à la schématisation grâce à une profondeur psychologique subtilement distillée. La présence de Rambo contrebalance l'esthétisation du film, apportant une dose de réalisme brut et d’imprévisibilité.

Au-delà du rapport homme-animal, le film traduit un malaise social plus large. La maison de Hassan est la cible de la cupidité de Karem, symbole d'une classe opprimée par des forces puissantes. Ce conflit illustre les déplacements forcés et les inégalités croissantes dans le Caire contemporain. Mansour met en lumière la gentrification et les projets urbains ambitieux qui chassent les populations les plus vulnérables. La maison n'est pas seulement un lieu physique, mais aussi un espace chargé de souvenirs et d'identité. Les éléments nostalgiques du film renforcent cette dimension. Hassan écoute des cassettes audio de moments passés avec son père, ou contemple une photographie froissée de sa famille, incluant Rambo. Ces reliques deviennent des images de son combat pour préserver sa mémoire et son identité dans un monde qui menace de les effacer.

Ainsi, Khaled Mansour dépeint une violence sociale et politique transposée dans une narration intime. Le combat de Hassan pour sauver Rambo devient une métaphore de sa lutte pour conserver sa dignité face à un système qui cherche à le broyer. Cette manière de filmer confère au film son caractère mélancolique et contemplatif sans gommer les thèmes plus sociaux qui le sous-tendent.





vendredi 18 août 2017

Mythologies de Desplechin



Un Conte de Noël, de Arnaud Desplechin

Il est difficile d'écrire sur un film aussi dense que « Conte de Noël », un film qui entremêle avec génie de si multiples dimensions, strates, références et personnages qu’il en donne parfois le tournis et emporte le spectateur dans un voyage où le cinéaste nous fait parfois perdre pied pour mieux nous entraîner dans sa ronde narrative et visuelle. Multiplicité du récit et des genres d’abord : le film commence avec une espèce de théâtre de marionnettes, qui dresse les origines et la naissance du récit, et nous donne du même coup non seulement le portrait de cette famille, mais en même temps l’origine du mal qui la ronge et de la folie dont elle est née. Ce début de récit ressemble effectivement à un conte, un conte cruel et monstrueux, déjà plein de déchirements, de délires, de greffes virtuelles et de parents dévorants qui ne donnent naissance à un enfant que pour utiliser son rein pour sauver leur premier fils. Les noms sont déjà tout un programme, et plongent le récit dans une profondeur mythologique très dense. Abel et Junon, les deux parents, sont les deux personnages qui sont au fondement même du récit. Le cinéaste crée ainsi sa propre Genèse, comme s’il voulait réinventer cette histoire commune de l’humanité, se l’approprier pour mieux la tordre et jouer avec ses codes. Après cet incipit en forme de conte, le récit se multiplie, se ramifie, tout en s’articulant autour des rapports des deux enfants, Henri et Elisabeth. Elisabeth semble droit sortie d’une tragédie grecque : en ordonnant le bannissement de son frère, jugé trop frivole et irresponsable, elle est comme ces héroïnes antiques, intransigeantes devant leur destin, imperméables à la pitié ou à l’appel de la famille, allant vers le centre brûlant de leur croyance en la nécessité et la justesse de leur acte.

Chaque personnage, de même qu’il est porteur d’une histoire et d’une généalogie, soit mythique, soit cinématographique, est également entouré d’une ambiance particulière. Henri (joué par l’inégalable Matthieu Amalric) ressemble à un diable, un histrion farcesque et en même temps inquiétant, à la fois bouc émissaire et manipulateur. C’est l’enfant inutile (puisque sa conception n’a pas servi à sauver son frère) mais aussi l’enfant indispensable (celui dont le rein pourra sauver sa mère atteinte d’une maladie mortelle). Il est à la fois clown et démon, dantesque et gargantuesque. Elisabeth est plutôt dans le registre de la tragédie, visage immuablement pétrifié par la douleur, regard de sainte qui se prend trop au sérieux, enfant traumatisée par cette mort initiale du frère et mère traumatisante par l’attention et le poids de l’affection qu’elle semble porter à son enfant. 

On a l’impression que les personnages, bien qu’inscrits dans des lignées mythiques et narratives assez marquées, ne cessent de se transformer, de passer d’un registre à l’autre, de se heurter comme des comètes dans une danse macabre et comique que le cinéaste orchestre, comme des billes lancées dans des trajectoires différentes qui s’alignent, s’entrechoquent puis se perdent, toujours en mouvement, toujours mouvants et insaisissables. Tout cela sans parler des références cinématographiques sous-jacentes du film : on pense au Miroir de Tarkovski, à Fanny et Alexandre, etc. Tout autre film, aussi bourré de références, aussi lourd de sens et aussi éclaté aurait semblé indigeste s’il eut été fait par un autre cinéaste. Avec Despleschin, la fluidité du récit est étonnante, il passe d’une scène où Emmanuelle Devos feuillette un livre avec une image de chimère tandis que la voix de Matthieu Amalric parle du récit mythique de ce monstre, à une réunion de famille sur les chances mathématiques de survie de Junon, calcul de probabilité hautement savant à l’appui.  On passe d’une réunion de famille démentielle, cruelle et quelque peu grotesque à une ambiance plus intimiste, où le cinéaste filme avec délicatesse l’amour naissant et physique entre Simon et Silvia. Quelques scènes plus tard c’est l’ambiance clinique et documentaire de l’hôpital où le transfert de Moelle aura lieu. 


En fin de compte, cette histoire de greffe est en quelque sorte la métaphore du film : celui ci est entièrement fait de transmutations, de passages d’un registre à l’autre, de transfert d’énergie entre le dramatique et le grotesque, l’amour et la haine, la violence et la douceur. 

mercredi 1 juin 2016

“UNE MORT TRES DOUCE”

“SORTIR VERS LE JOUR” DE HELA LOTFI
Article paru dans Nachaz, Dissonnances



« Sortir vers le jour » suit vingt-quatre heures de la vie de deux femmes, Souad et sa mère, dont l’occupation principale consiste à prendre soin du père de Souad, devenu infirme. Toute la première partie du film se passe dans leur appartement vétuste d’un quartier populaire du Caire et suit les gestes quotidiens que les deux femmes accomplissent pour le soin du malade et l’enfermement dans un lieu qui comme le corps du père se désagrège et se gangrène. Dans un deuxième moment, celui qui correspond à la « sortie vers le jour », Souad quitte l’appartement pour quelques heures, et nous suivrons dès lors ses déambulations dans les rues du Caire, son errance dans des quartiers divers, jusqu’à la tombée du jour. Film extrêmement sensoriel, il fait vibrer la lumière pour saisir dans un geste cinématographique très épuré le clair-obscur de l’appartement et des âmes qui l’habitent.
 
« Sortir vers le jour » n’est pas seulement un film intimiste ou un drame familial. La dimension sociale y est bien présente, et transparaît à travers l’extrême fragilité matérielle de cette famille très modeste, vivant dans un milieu populaire au Caire. Il ne s’agit pas seulement de filmer la déchéance des corps ainsi que le huis clos entre les personnages, puisque la vétusté des lieux, le délabrement des meubles, les craquelures dans les murs et les moisissures sur les parois sont filmées avec autant d’attention par la cinéaste que les personnages. On n’est pas dans ce film, ou pas seulement, comme dans « Amour » de Michael Haneke, ou dans « Cris et chuchotements » d’Ingmar Bergman, au plus près de l’agonie d’un personnage et du drame intime qui se joue chez les survivants. L’appartement, dans la matérialité de son délabrement, devient un personnage à part entière, participe à rendre encore plus prégnante la déchéance des corps, la fatigue qui les habite, l’épuisement de leurs ressources vitales. C’est ce qui le rend si poignant et unique.
 
Ce qui impressionne dans ce film c’est le dépouillement de l’image comme de ces personnages, qui n’ont en leur possession que cet affect qui les lie et qui transparaît dans les moindres gestes, d’une extrême douceur. Ils n’ont que la lumière du jour pour percer l’obscurité d’une maison qu’on sent humide et suintante, que la musique d’Oum Kalthoum pour alléger les heures d’une journée interminable. Aucune surcharge ne vient faire écran entre le vécu des personnages et le spectateur.
 
Le raccord entre les images n’est pas seulement un montage réaliste, psychologique ou causal. Le raccord dessine l’espace de césure entre les êtres, il opère un découpage dans l’espace habité des solitudes partagées, chacun des personnages étant rendu à cette densité physique et temporelle de la solitude. Quatre plans successifs en sont le témoin. Le premier en plan rapproché nous montre la mère faire la toilette du soir de son mari. Après l’avoir habillé et lavé, elle s’allonge avec lui sur le lit, l’entoure de ses bras et mets une cassette d’Oum Kalthoum. Ils l’écoutent tous les deux, pendant un moment ensemble. Le plan suivant, large, nous renvoie à la séparation des espaces, chacun dans une chambre, elle dans le salon et le vieil homme sur son lit de malade, avec toujours la musique d’Oum Kalthoum qui résonne dans l’appartement vétuste. Les troisièmes et quatrièmes mouvements sont des gros plans, d’abord sur elle, plongée dans la pénombre du salon, ensuite sur lui, allongé et le regard humide. Chacun des deux est plongé dans ses pensées, dans un abîme qui semble uniquement percé par la musique. Ce mouvement des corps, leur unité et ensuite leur désunion, se fait à la faveur de la variation des plans et de leur échelle. La chanson d’Oum Kalthoum joue le rôle du liant affectif, l’incarnation d’une nostalgie indicible, lorsque les personnages, enrobés dans la pénombre de leur solitude partagée écoutent ensemble puis chacun de son côté cette grande voix remuante. Cette séquence bouleversante est la quintessence du film : en 4 plans presque silencieux et un morceau de musique, elle rend perceptible tout l’indicible qui habite ces êtres.
 
Dans la première partie du film qui se déroule à l’intérieur de l’appartement, les plans séquences montrant les gestes matériels des soins que les deux femmes prodiguent à leur homme s’accompagnent de mouvements de caméra très millimétrés. Les mouvements de la caméra semblent épouser ceux des personnages, comme si elle était une extension de leurs gestes, dans la continuité et le prolongement de leurs mains qui soignent, qui changent les draps, nettoient le corps du père, frottent la lessive et astiquent le sol. La caméra ne les suit pas, elle se meut avec eux, comme si leurs gestes si précis en guidait le mouvement. Un accompagnement qui est celui d’un ami, d’un observateur attentif et compatissant. Les pivotements de la caméra donnent la sensation d’une présence fluide, d’une immersion dans les 24 heures de la vie de ces personnages.
 
Ce qui impressionne également c’est le caractère pictural de l’image, avec des plans de personnages immobilisés dans l’instant, face à une fenêtre ou devant les vitres, avec leurs reflets et leurs attentes. Le jeu subtil de la lumière qui entre par les fenêtres, le clair-obscur des ambiances, les teintes très pales, avec des dominantes de couleur marron, beige ou blanc cassé, rappellent la peinture hollandaise du 17èmesiècle. Dans ces peintures, surtout celles de Vermeer, on voit souvent des personnages saisis dans leurs tâches quotidiennes, face à des fenêtres qui déversent la lumière du jour. La frontière entre l’intérieur et l’extérieur et la densification des espaces de l’intime se fait dans ces peintures à la faveur de ces portes entrebâillées, de ces fenêtres ajourées, laissant passer une lumière qui sculpte les visages et les lieux. Dans « Sortir vers le jour », la lumière est là comme un rappel du monde extérieur. Elle souligne encore plus l’enfermement des personnages, le huis clos familial. Elle devient parfois obsédante dans son inscription dans l’espace comme une promesse ou un appel vers l’ailleurs. Un appel que Souad va enfin suivre en choisissant de sortir dans la ville.
 
Cette deuxième partie du film est une errance dans la ville du Caire, avec son foisonnement de monde, le bruit omniprésent, le choc des couleurs soudain rendues à leur éclat. Dans cette partie, la cinéaste s’attarde sur la dimension spirituelle de la ville. Dans l’une des plus belles scènes du film, on voit Souad qui erre, très tard le soir, incapable de rentrer chez elle. Attirée par des bruits de chants soufis, elle pénètre dans une espèce de jardin et s’assied au bord de l’eau, jusqu’à la tombée du jour. La musique, les voix, la lumière qui se dégage des lieux et qui se reflète dans l’eau, tout ce bain sensoriel qui entoure le personnage est d’une douceur poignante. Elle rend d’autant plus présente la mort du père qui rôde et la douleur nue d’une vie qui semble sans espoir.

http://nachaz.org/blog/une-mort-tres-douce-a-propos-du-film-de-hela-lotfi-sortir-vers-le-jour-par-amna-guellali/ 
 

samedi 16 janvier 2016

Caméra, Peinture et états de conscience

Van Gogh, film de Alain Resnais




Même si l’incipit du film déclare que son intention est de tenter de « retracer, uniquement à l’aide de ses œuvres, la vie et l’aventure spirituelle » de Van Gogh, Alain Renais ne se contente pas de faire l’autobiographie de la vie tourmentée du peinte à travers la succession de ses tableaux et la voix off du narrateur qui retrace son parcours. S’il ne s’agissait que de cela, le film n’aurait eu qu’un intérêt limité, car il n’aurait pas saisi ce que le cinéma ajoute potentiellement à la peinture : non pas l’animation d’images fixes, non pas de faire, à travers les mouvements de la caméra et les cadrages, un découpage objectif et narratif dans les tableaux, pour leur rendre une certaine temporalité linéaire, mais bien l’entrée dans la conscience du personnage, en restituant sa folie, ses tourments intérieurs. Articuler des plans, c’est donner à voir de l’intérieur des niveaux de conscience, comme le disait Serge Daney. Le film de Resnais donne chair à cette idée, puisque la conscience intérieure du personnage Van Gogh est son sujet même, déployé tout au long du film dans l’enchainement des plans. Si le début du film s’apparente à la narration descriptive classique, avec des plans objectifs sur les paysages, les visages et les lieux peints par Van Gogh, succession qui semble dérouler le temps objectif de sa biographie, on bascule au milieu du film dans un ordre subjectif, dans une temporalité éclatée à l’image du monde intérieur du peintre. Les nombreux autoportraits qui se succèdent introduisent le point de vue du personnage Van Gogh, rendant ainsi tous les autres plans sur sa peinture apparentés à des plans subjectifs. Le découpage que fait le cinéaste dans la peinture épouse cette alternance entre le plan subjectif et objectif, pour saisir les visions intérieures du personnage Van Gogh. Il y’a une dialectique entre l’autoportrait, le gros plan sur un détail de la peinture, et la voix off du narrateur, qui nous plonge littéralement dans son état de conscience. Les plans deviennent de plus en plus saccadés, de plus en plus courts, au fur et à mesure que l’on s’immerge dans l’univers de la folie intérieure du peintre. Dans une séquence clé du film, le basculement vers la folie s’opère. Sur la phrase « un jour, il sent l’apparence des choses lui échapper », succession d’un plan large du tableau avec un oiseau, ensuite changement brusque d’échelle de plan, grossissant le détail de l’oiseau, le troisième plan vient intercaler le portrait du peintre portant ses palettes, avec un brusque mouvement de caméra à droite fixant son ombre au sol. On aura ensuite une alternance entre les nombreux autoportraits de Van Gogh, et les gros plans, grossissant des choses, des objets, des détails, sur ses toiles, comme autant de signes de la distorsion intérieure de sa conscience. Des plans de plus en plus rapprochés, de plus en plus grossissants, sur son regard où se déroule le drame intérieur. La musique, de plus en plus dissonante, martèle ses notes dans un tournoiement sériel qui reproduit aussi l’univers sonore de la discordance intérieure. Ce petit film de 17 minutes, est essentiel pour saisir, dans le « regard caméra » avant la lettre de Van Gogh, tout son rapport au monde, à la nature, et surtout à ses tourments qui lui ont fait jeter sur la toile tout son être flamboyant en un ultime geste de création désespérée. 

Le ré-enchantement du monde

Les Mille et une nuits, de Miguel Gomes



Quel récit peut-on produire aujourd'hui, dans un monde cerné par les crises de toutes sortes? Comment y réinjecter l'enchantement des contes et leur houle narrative? Comment conter ce monde dans lequel nous vivons, ses frontières poreuses, sa temporalité éclatée, la fatigue de ses artères fictionnelles? C'est au cœur de toutes ces questions que Miguel Gomes place son film, dont la structure s'inspire des Milles et une nuits. Mais la narratrice du film, Shéhérazade, qu'elle apparaisse en forme de voix off ou comme personnage, tisse des histoires modernes dans le Portugal d'aujourd'hui en proie à la crise économique. Les trois volets, « L’inquiet », le « désolé », « l’enchanté », forment une fresque délirante et inventive, et sont traversés par l’hybridité du récit. Dans sa diversité formelle, dans l’urgence de ce filmage au quotidien des histoires petites et grandes d’un Portugal qui se dégrade, le cinéaste ne fait aucune preuve de mégalomanie, au contraire, c’est l’humilité et la liberté la plus grande qui préside à ce film monde. Il filme des êtres pris dans des sortilèges modernes, ceux des dieux du capitalisme et de leurs lois d’airains contre lesquelles les hommes se retrouvent impuissants, défaits. Mais son ambition est de redonner sa chance à ces vies dans les marges, de ré-enchanter le monde.

La scissiparité du récit, si fécond en digressions de tout genre, comme le récit oriental qui lui donne sa structure, devient une espèce de toile délirante, un film labyrinthe où les histoires des hommes, sont mises en scène dans un mélange de fiction et de réalisme très particulier. Car il s’agit dans le film de faire entrer la fiction dans la réalité autant que l’inverse. On sait que le processus de fabrication du film a pris forme à travers les histoires récoltées par les journalistes à qui le cinéaste a demandé de lui rapporter les histoires d'un Portugal en crise. Ces histoires ont ensuite été absorbées dans la grande centrifugeuse à fiction du cinéaste. Dans cette réalité, l’auteur a introduit des fragments de fiction, véhiculées par des acteurs, par des récits enchantés, sous forme de voix off ou de personnages qui jouent des histoires réelles, et qui viennent tous se coller au vécu enregistré en direct. Certaines histoires, vraies, telles que le procès fait par les voisins au coq chantant qui les réveille chaque matin, se transmuent en fiction par le biais du conte merveilleux.




La mise en scène du dispositif filmique se fait dans le premier épisode de la première partie, où Miguel Gomes se met lui-même en scène, en état de fuite devant l’entreprise démente de son film. La panique du réalisateur vient de son désir de filmer ce foisonnement d’histoires, tragiques et loufoques, dans lesquelles le monde moderne se disloque et se recompose directement devant la caméra et dans le montage le plus improbable des histoires. L’imagination débridée du réalisateur rencontre une réalité tout aussi délirante, avec la simultanéité des évènements et la profusion des personnages en proie aux crises les plus diverses. Le lien qu’il n’arrive pas à trouver de prime abord entre les ouvriers du chantier naval de Viana de Castelo et l’exterminateur des guêpes tueuses, le cinéaste laissera à Shéhérazade, grande conteuse experte dans l’art de tisser les récits les plus variés et de créer des abimes de fiction dans lesquels engloutir le désir de mort et de destruction du calife, le soin de le faire, sur un mode loufoque, à sa place. La prise en charge de la réalité filmée se fait donc à la faveur d’un déplacement vers la fiction, le personnage de Shéhérazade étant l’incarnation même d’une fiction puissance mille. Le documentaire âpre et nu, sur le chantier naval, et sur l’exterminateur de guêpes, s’emboite dans un canevas plus vaste, qui sera la somme fictive de toutes ses parties, le montage narratif épique, poétique, farcesque et tragique du film




Les guêpes tueuses, le coq enchanté, la baleine explosée, le chien joyeux jusqu’aux pinsons enivrants du dernier épisode du film, les animaux ponctuent le récit, comme des relais, leur voix faisant aussi partie du dérèglement du monde et de son enchantement. Ils peuvent être les vecteurs du merveilleux, comme le coq qui fait le récit des amours de deux jeunes adolescents sur fond d’incendies de forêts et de crise politique dans une petite localité du Portugal ; ils peuvent également servir de lien, entre les différents personnages abandonnés à eux-mêmes dans la solitude de tours bétonnées, comme le petit chien blanc du récit « les maîtres de Dixie ». Leur présence renvoie à une mythologie moderne, elle permet un réenchantement du monde.

Le cinéaste semble réinventer la notion du hors champs au cinéma. L’espace cinématographique s’articule "d’un espace-champ et d’un espace hors-champ, d’un vu et d’un non-vu (par le spectateur), et la « tension » résultant de cette division implique le spectateur dans son jeu. (Pascal Bonitzer)" Dans les Mille et Une Nuits de Gomes, la séparation du film entre trois parties distinctes et pourtant interdépendantes opère une césure dans l’espace-temps du film pour l’ouvrir à l’imaginaire de l’absence et à la continuité de la narration dans les projections rêvées du spectateur. Dans la troisième partie, le cinéaste place souvent cet intertitre déstabilisant « Et le jour venant à paraître, Schéhérazade se tait. Puis, la nuit venant Schéhérazade reprend son récit », comme si l’alternance entre le jour et la nuit, le silence et le conte, la réalité et la fiction, dans la diégèse du film, ouvrait aussi un espace imaginaire, un conduit vers l’ailleurs proliférant et interminable des histoires. Le hors-champ devient temporel autant que fictionnel : c’est le temps nécessaire pour accueillir le multiple, pour laisser l’imaginaire du spectateur divaguer vers des récits qu’il voudra lui-même inventer, pour rêver avec le film, pour dérouler l’écheveau des histoires en dehors du film, dans les interstices de sa projection. Toutes les histoires que Shéhérazade n’a pas encore racontées, tous les visages qui n’ont pas encore été filmés, toutes les images non encore capturées, forment le tissu extra-diégétique de la grande rêverie fantasmée du film.