lundi 4 février 2008

Stupeurs et tremblements


Les fragments d’Antonin de Gabriel le Bomin

Il s’agit d’un premier film surprenant. Les films sur la guerre sont un genre à part. Qu’il s’agisse de Platoon, de Full Metal Jacket, d’Apocalypse Now, etc, c’est toujours dans le feu de l’action que le cinéaste cherche à transmettre l’absurdité de ces grandes boucheries collectives. L’appréhension directe, immédiate et frontale des actions sur le champ de bataille donne à ces films une dimension épique, et rend presque photogénique un événement caractérisé par son horreur insoutenable. L’écueil qui guettait le film de Gabriel Le Bomin était différent, parce que son point de départ divergeait de celui du genre classique des films de guerre. C’est dans la conscience du personnage que l’auteur fouille, pour essayer de recoller les fragments épars de ces souvenirs traumatisants qui font trembler son personnage et le déshumanisent, en faisant une loque incapable de regarder les autres en face, et fuyant toute manifestation de la réalité dans les traces de ce passé écrasant d’horreur. Lorsque l’on prend pour la première fois contact avec Antonin, il est à l’hôpital où le soigne un psychiatre qui dédie entièrement sa vie à la compréhension des traumatismes psychologiques de la guerre et à sortir les malades de cette emprise paralysante du passé. Antonin est totalement absent. Son univers se réduit à 5 noms prononcés inlassablement ainsi que des gestes compulsifs, qui renvoient chacun à un souvenir précis de la guerre, filmé en flachs-backs par le cinéaste.
Le pari était très difficile : contrairement à la littérature, qui peut réaliser une plongée vertigineuse dans la conscience d’un personnage, en en transmettant le caractère à la fois délirant et fragmentaire d’une manière immédiate, le cinéma interpose entre cette conscience et sa description la réalité objective, visuelle, de ses images. Un hiatus peut surgir entre le visage torturé du personnage, hanté par ces images traumatisantes, et l’actualisation même de ces images, qui semble indiquer de manière trop évidente l’intervention du metteur en scène. Cette difficulté substantielle semble se doubler d’une difficulté stylistique : au tremblement incontrôlable d’Antonin dans le présent semble faire face une très grande maîtrise dans la mise en scène du passé. Le cinéaste s’interpose entre son personnage et ses souvenirs, rendant d’autant plus palpable la présence de ce regard omniscient, surplombant et dominateur de la caméra.
Mais si le film réussit, malgré ce côté trop soigné et lyrique de la mise en scène du passé, à nous transmettre cette expérience de la souffrance humaine, et à nous rendre le personnage d’Antonin si proche, c’est que le metteur en scène établit des passerelles entre le passé traumatisant et le présent disloqué à travers multiples sensations concrètes et très sensorielles : le bruit de la caméra qui tourne évoque dans sa conscience celui des mitraillettes ; le son métallique d’un objet fait surgir le souvenir des colliers en métal (tous les soldats portent ces médaillons avec un numéro pour pouvoir être identifiés en cas de décès ou blessure) qu’on arrache aux soldats mourants et qu’on jette dans un récipient ensanglanté ; le toucher d’un pigeon (mis entre ses mains par le docteur) qui fait surgir les images des pigeons voyageurs qu’il dressait pour transmettre les informations opérationnelles à l’état-major de l’armée française, etc.
Mais ce qui rend ce film si poignant, c’est surtout l’attention qui est accordée par le cinéaste à l’inscription de la souffrance mentale et psychologique dans le corps même de son personnage et dans l’expressivité de sa gestuelle. Antonin est comme un pantin désarticulé, son corps ne lui obéit plus et semble mu par la reproduction de gestes compulsifs du passé. Ses tremblements incessants sont comme l’actualisation de tous ces moments de peur atroce et de tremblements devant la crainte de la mort. Sa main reproduit aussi les caresses sur son visage d’une main aimée, celle de Madeleine, l’infirmière de la Croix-Rouge. Ses yeux écarquillés semblent regarder en face un monde de mort et d’horreur, que le cinéaste filme d’une manière très juste, sans pathétisme. L’idée la plus belle du film est donc celle-ci : transmettre à travers ce corps désarticulé, tremblant, et ces gestes atrocement réduits du bréviaire de la souffrance cette densité d’images et de vécu d’un homme plongé au cœur de la grande folie humaine, institutionnalisée et délirante, celle de la guerre ; inscrire dans tout l’être du personnage ce traumatisme physique et mental vécu. Entre le pantomime poignant et douloureux d’Antonin et le soldat qui n’a cessé d’affronter les milles morts et les milles absurdités de la guerre, le cinéaste jette des passerelles, restituant peu à peu au personnage la maîtrise de son passé, et donc de son corps. Il pousse la miséricorde jusqu’à remettre sur son chemin sa bien aimée, Madeleine, qui, en recaressant son visage, réussit définitivement à le sortir du sortilège du passé.
Mais il s’agit aussi d’un film sur la conscience, non seulement celle, éclatée et fragmentaire du personnage, mais également celle du spectateur, qui ne peut que rester perplexe devant le surgissement lent et inexorable de la mémoire de cette guerre et par-delà, de toutes les guerres qui ont mutilé l’humanité. Les images du générique sont des images documentaires, qui reprennent celles qui sont tournées dans un hôpital psychiatrique dans les années 20, et qui montrent les visages et les corps de certains soldats tordus par la souffrance psychologique. Ces images venues du passé hantent autant notre mémoire que les images de la guerre la conscience du personnage. Le cinéaste nous oblige ainsi à regarder en face notre propre mémoire, et à nous interroger sur les mécanismes de l’oubli et du refoulement des conséquences de la guerre. Le film semble aussi émaner d’une interrogation éthique que l’un des personnages secondaires du film formule ainsi : que ferons nous de nos consciences une fois que la guerre sera finie.
On gardera longtemps en soi le souvenir de ces yeux ouverts sur l’horreur, de ce corps tremblant, de ces gestes répétitifs et stériles comme une métaphore dense et profonde de ces guerres qui broient l’être humain. Parfois, la beauté d’un film se résume à sa capacité à incarner des idées abstraites. Le visage tordu par la souffrance de Harriet Andersson dans Cris et Chuchotements, pour figurer la mort ; l’expression hallucinée d’Alex et son oeil ouvert par les tenailles dans Orange Mécanique pour dire la violence du monde moderne ; il faut y ajouter désormais le corps tremblant et les yeux démesurément écarquillés d’Antonin, pour incarner toute l’horreur de la guerre qui morcelle la conscience.

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