lundi 4 février 2008






La Graine et le Mulet, d’Abdellatif Kechiche

Après l’Esquive, film d’une rare justesse et fraîcheur sur la jeunesse de la Banlieue française et son rapport à l’amour et à la langue, Abdellatif Kechiche a filmé son troisième long métrage dans le milieu des immigrés maghrébins dans le midi de la France.
Le scénario du film est simple : un vieil ouvrier maghrébin des chantiers navals de Sète, déclaré non rentable, décide d'ouvrir un restaurant dédié au couscous de poisson, spécialité de son ex-femme, avec l'aide de la fille de sa nouvelle compagne (Hafsia Herzi, absolument magnifique).

La beauté du film tient à l’humanité et à la générosité avec laquelle le cinéaste filme ses personnages et ces scènes du quotidien, ces moments qui pourraient sembler d’une grande banalité mais qui se révèlent denses et parfois même âpres. La mobilité de la caméra, la vivacité des dialogues, ce découpage très serré, en font un film d’un rare dynamisme. La poésie se dégage de ces instants filmés comme des blocs de présent, que la caméra du cinéaste explore, nous introduisant dans un espace-temps différent, nous rendant si proches les personnages et leur vécu. La scène du repas familial ou celle de l’affrontement entre Rym et sa mère sont des instants de présence pure, où les dialogues deviennent le ciment d’une captation inlassable d’une présence au monde et d’un devenir.

Le rapport avec la langue est un des centres du film. Kechiche filme des scènes où des personnages parlent cette langue française si particulière, transformée par l’argot, devenue plus rugueuse et plus saccadée, fertilisée et entrecoupée par des expressions arabes truculentes, par des accents à la fois trainants et toniques. Mais la langue n’est pas seulement le lieu de constat d’une transformation sociologique, elle mène très loin dans l’exploration de ces personnages et dans leur installation dans la vie, dans le présent, dans la sensualité de la réalité. Quelque chose de torrentiel, de totalement dynamique et presque incontrôlable se dégage de ces scènes, qui semblent ne jamais finir et pour cette raison même deviennent à la fois familières et étranges. On a l’impression que la parole entraine les personnages, qu’elle les dépasse tout en les ancrant dans une réalité sociologique très forte. A l’instar de cette scène où Rym tente de convaincre sa mère d’aller à la fête organisée par Slimane sur le bateau. Tandis que Rym n’arrête pas de parler à sa mère, lui sortant tous les arguments possibles, la pressant de ne pas succomber à l’égoïsme, le cinéaste filme ce visage de jeune fille passionnée et généreuse, ses moindres battements de cils, son regard enflammé puis triste, ses larmes. La scène dure sans que jamais la tension ne se relâche ni l’ennui ne s’installe, parce qu’il y a justement une telle dialectique entre le dialogue et le visage, un tel jaillissement de sens de ces mots simples et vrais prononcés par cette fille qu’on est soi-même emportés par ce torrent inlassable de paroles. Chaque personnage s’installe ainsi dans une langue qui lui est propre, qui devient partie de son personnage, de sa manière d’être au monde, et au-delà, qui véhicule tout un contexte social.


La beauté du film de Kechiche c’est aussi qu’il réussit à faire d’un plat traditionnel maghrébin l’enjeu d’un drame de l’existence humaine. Les scènes relatives à la préparation du couscous auraient pu ainsi n’être que des démonstrations de la diversité culturelle et des mœurs culinaires d’une famille maghrébine immigrée. Elles risquaient de tomber dans l’illustration folklorique ou pire dans l’appel exotique. Or il n’en est rien car les scènes finales transforment la disparition de la semoule qui devait être servie pour les invités en un moment tragique. Lorsque le fils de Slimane s’en va en emportant avec lui la couscoussière dans le coffre de la voiture, le film bascule dans une autre dimension, infiniment plus poignante. Tandis que Slimane poursuit sa course éperdue dans les rues de Sète derrière les enfants qui ont volé sa moto, Rym se déchaîne dans une danse du ventre torride pour sauver la situation dramatique et faire patienter les invités. Le montage parallèle entre la course à la mort de ce vieil homme essoufflé et la danse de vie de cette jeune fille sensuelle est absolument à couper le souffle. Car tous les deux luttent pour leur rêve commun, chacun à sa manière. Le couscous n’est plus alors uniquement ce plat traditionnel autour duquel se font les réunions familiales ou le prétexte à l’ouverture d’un restaurant, c’est le gimmick qui jette les personnages dans une lutte sans merci pour la vie, dans une errance désespérée pour la survie. A l’instar de la bicyclette du « Voleur de bicyclette » ou du cahier de « Où est la maison de mon ami », le couscous entre dans l’anthologie de ces choses dont le vol ou la soustraction révèlent le drame de la pauvreté lorsqu’un objet essentiel à la survie vient à manquer. On gardera longtemps imprégnée en nous les images de la course-poursuite dans la nuit de cet homme laminé par la vie, dans les rues désertes autour du port où il ne trouve d’autre secours que ses jambes de vieil homme et son souffle court, tout comme on gardera en soi les images de cette adolescente qui offre son corps en pâture aux regards soudain captivés, une danse née d’une situation désespérée mais que la sensualité de l’interprète et le regard du cinéaste transfigurent en une célébration dionysiaque du mouvement.

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