jeudi 16 septembre 2010

Copie conforme de Abbas Kiarostami



Dès le titre, Abbas Kiarostami donne une idée du substrat théorique et philosophique de son film : Le thème du rapport entre l’art et la vie, la réflexion sur le simulacre dans son rapport à la réalité n’a cessé de traverser l’art occidental. Il est étonnant qu’un cinéaste iranien qui filme pour la première fois en Europe puisse donner une telle profondeur conceptuelle, artistique et esthétique à une histoire somme toute banale, celle d’un couple qui se déchire le temps d’une après- midi dans les rues de Lucignano en Toscane. Et pourtant le cadre théorique du film, celui d’une réflexion sur le rapport entre la vie et l’art, entre l’idéal de l’amour et la réalité vécue du couple et finalement sur les lignes de fracture entre le vrai et le faux dans une œuvre de fiction se décline avec beaucoup de subtilité et sans lourdeur, car Kiarostami sait donner chair et présence à son histoire.


L’histoire de James, un écrivain anglo-saxon qui vient donner en Toscane une conférence sur son dernier livre traitant des rapports entre l’original et la copie dans l’art, et du personnage joué par Juliette Binoche (personnage curieusement sans nom), une galeriste française habitant et travaillant en Toscane, commence comme une comédie sentimentale mais au milieu du film un basculement s’opère. A la faveur d’un malentendu provoqué par une serveuse de café qui les prend pour mari et femme, l’histoire tout d’un coup plonge dans une autre dimension et le spectateur se demande sans cesse : où est la vérité et la fiction dans ce film ? S’agit-il d’un vieux couple qui joue la comédie d’une nouvelle rencontre ou d’un homme et une femme qui viennent de se rencontrer et qui jouent la comédie d’un vieux couple en crise? Cette ligne de fracture dans le récit transforme les données temporelles et perceptives : ce qu’on prenait pour le commencement n’est en fait que la fin de l’histoire d’un couple marié depuis 15 ans et qui va, tout au long d’une après midi passée à déambuler dans les rues de Lucignano en Toscane, revisiter les lieux de leurs amours avant la fin annoncée par le départ du mari. Ce jeu avec le simulacre est passionnant et dérangeant, il déstabilise car il ouvre le récit sur un abîme de faux-semblants, de fausse comédie et de vrai drame ou bien des deux mélangés et interchangeables.

Ce qu’il y a de passionnant dans le film de Kiarostami, c’est qu’il joue justement avec l’attente des spectateurs en essayant de copier les comédies romantiques américaines tout en laissant en creux percer le jeu de massacre symbolique qui va suivre. On passe d’un film de Georges Cooker ou Ernest Lubitsh à un film de Ingmar Bergman, on commence dans une espèce de romance comme celles qui pullulent dans le cinéma américain contemporain avec un petit côté retors propre à Kiarostami et on finit dans « scènes de la vie conjugale », c'est-à-dire dans un cinéma qui adopte la cruauté comme forme de dévoilement de la réalité et comme esthétique de l’intransigeance à mille lieu d’une comédie romantique.


La manière avec laquelle Kiarostami joue avec l’intertexte est assez jubilatoire, bien qu’assez pessimiste. Le rapport entre l’original et la copie se décline ainsi sur plusieurs niveaux, mettant le spectateur face à un vertige conceptuel : on a d’abord ce couple qui cherche à trouver encore dans un amour effiloché et terni les éclats de la passion d’antan, rejouant de manière fausse les débuts de leur histoire d’amour; on a aussi les couples qui virevoltent au son de la musique de noce, eux aussi destinés à n’être que la pâle copie sérielle et presque interchangeable de l’idéal du couple. Bien sûr c’est aussi Kiarostami s’inspirant et imitant certains films cultes pour mieux les transformer et les déconstruire. On a beaucoup parlé de l’influence de Rossellini sur le cinéma de Kiarostami, qui est encore plus évidente dans ce film. Il y a un côté parodique et ironique dans cette référence au maitre du néoréalisme : car si Rossellini dans « Voyage en Italie » sauvait son couple in extremis, après l’avoir plongé dans les expériences sensorielles et existentielles de Naples, Kiarostami ne permet à son couple aucune conversion ontologique.

Ce pessimisme et ce contraste avec l’original dessine quelque chose de plus profond sans doute, un état du cinéma moderne où la rédemption est impossible, où la césure du récit reste une béance que rient ne vient combler, où la tentation de reproduction sérielle de l’art et de la vie, illustrée par la multiplicité des couples célébrant innocemment leurs noces dans les rues de Lucignano, ne laisse plus de place à la foi dans la virginité de l’art et ses pouvoirs de rédemption. Ce constat pessimiste est d’autant plus étonnant venant d’un cinéaste qui avait justement montré à ses débuts cette foi mystique dans la caméra comme instrument de sauvetage de la réalité. On se souvient que dans « Et la vie continue », le cinéaste personnage arpentait les rues et les paysages du village de Koker détruit par le séisme, cherchant à déterrer la vie de sous les décombres, détectant avec son œil et sa caméra hypersensibles les signes d’une vie encore fragile et toute palpitante. Dans ce film la tragédie de la mort et la foi dans le renouvellement de la vie étaient tous les deux portés par une préscience du pouvoir de l’image comme icône d’immortalité. Cette veine mystico-réaliste s’apparentait effectivement assez à la fibre rossellinienne.

Dans Copie Conforme, on semble avoir dépassé et piétiné cet âge d’or, un cinéma postmoderne dans lequel le sens serait perdu dans les surcadrages, dans lequel la réalité et sa représentation seraient trop distantes l’une de l’autre pour pouvoir s’arrimer et se sauver. L’amertume des personnages et par extension celle du cinéaste dresse un constat somme toute assez pessimiste de l’art moderne. On se demande aussi si ce pessimisme est lié au fait que Kiarostami filme en dehors de l’Iran pour la première fois. Pour un cinéaste iranien, il a su certes saisir la quintessence de l’art européen, et pas seulement comme élément décoratif d’une histoire aussi vieille que le monde. Le choix de la Toscane comme cadre du film n’est évidemment pas un hasard, puisqu’il s’agit de la région qui a vu naître la renaissance artistique en Europe. Paradoxalement, la renaissance du couple n’aura pas lieu et le cinéaste semble jeter sur cette histoire un regard sans enchantement, constatant le basculement de l’art occidental dans l’ère de sa reproduction mécanique. La place que le cinéaste accorde au simulacre donne ainsi au film un côté grinçant.

mercredi 4 août 2010

White Material de Claire Denis




Le film de Claire Denis, coécrit avec Marie Ndiaye, est une rencontre entre les univers de ces deux artistes: Marie Ndiaye apporte son style lancinant et térébrant, sa manière de décrire l’enfermement de ses personnages dans une logique intérieure infernale et implacable, l’étrangeté de la réalité qui suinte par tous les pores du récit, qui fuit avec les ruminations intérieures des personnages. Claire Denis, qui a vécu une enfance africaine et filmé magistralement l’Afrique dans Chocolat, s‘intéresse aux rapports de couple, à ce qui se trame dans les marges d’une société policée. Dans White Material, la fusion entre la veine documentaire et la veine romanesque, l’équilibre entre le mental et le physique se fait d’une manière naturelle et puissante à travers l’historie de Maria et de sa famille de producteurs de café dans un pays d’Afrique, pris dans les soubresauts d’une décolonisation violente.

La cinéaste filme d’une manière très subtile ces êtres pris au piège, quel que soit le côté auquel ils appartiennent. Ainsi, les enfant-soldats sont filmés comme jamais avant : souvent on les réduits à ce trait d’union qui unit les deux qualificatifs, ils ne sont plus des êtres multiples et vivants mais une catégorie abstraite, presque une essence, qui charrie avec elle un amas d’émotions dégoulinantes. Dans le film de Claire Denis rien de tel : elle déconstruit la catégorie pour révéler la vie, elle se tient à distance pour nous transmettre des sensations nouvelles : les enfants sont filmés aussi sèchement et naturellement que le reste : ce sont leurs gestes, leur dégaine, leur regards fermes et sans arrière fond prédéterminé de peur ou de cruauté, qui compte le plus. Ce sont leurs sorties en groupe de leurs repaires dans la brousse, leurs petits pas légers et imperceptibles dans la maison des Vival, leur concupiscence devant les objets rêvés, et au milieu de toute cette douceur féline, de cette légèreté et de cette grâce la violence sourde et elliptique qui surgit parfois de leur mains, tenant des machettes ou des armes, comme des extensions improbables de leurs membres encore informes. Tout cela Claire Denis le film avec beaucoup de délicatesse, avec une chorégraphie des déplacements, un art du montage qui perturbe les repères géographiques et temporels, qui rend les choses et le déroulement des faits incertains, comme si on était en présence d’un cauchemar.

La cinéaste ne pouvait choisir meilleure actrice qu’Isabelle Huppert pour incarner le rôle de Maria. Huppert excelle à incarner les personnages à la folie contenues, les femmes obsessives et compulsives, mais dont la folie est totalement rentrée, les rongeant de l’intérieur et créant un feu qui les brûle. Le feu sous la glace, un visage hanté et pourtant presque immobile n’étaient certains tics et tremblements que l’actrice a su parfaitement maîtriser et qui sont devenus d’ailleurs sa marque de fabrique. Elle a souvent incarné des personnages qui disent non, qui ne cèdent pas devant les obstacles mais dont l’obstination est presque agaçante à force d’être aveugle. Dans le film de Claire Denis, cette obstination provient d’une sorte de transfert : Maria croit appartenir à la terre de l’Afrique autant que les noirs qui y sont nés. Et de fait, Claire Denis filme de manière magnifique cette appartenance, pour la rendre crédible et ancrer Maria dans la réalité physique de la terre d’Afrique : sur sa mobylette, Maria-Isabelle offre son visage au vent, ses cheveux roux de la même couleur que les épis et la terre qui l’entourent, et cette harmonie est ce qui constitue le tragique de cette histoire, de cette femme qui se sent totalement fondue dans ce paysage et ces couleurs alors que tout concourt à la chasser de là dans la violence et à effacer sa présence. Mais la beauté du film et sa force terrible est de montrer son obsession à rester, à s’inscrire dans le pays et dans le plan, à force d’acharnement, d’obstination, de travail inlassable. Maria ne s’arrête jamais de bouger, s’arrêter signifierait son éviction de la terre, et pourtant cette activité est ce qui la mène à sa perte. Dans un camion, sur une mobylette, poussant une brouette, défrichant la terre, la creusant avec ses propres mains, maîtrisant toutes les étapes de la production du café, elle s’obstine à marquer la terre, le paysage, le film de sa présence. Il y a du Duras dans le film : cette femme est la mère dans Un Barrage contre le Pacifique, aussi folle que la mère, aussi rodeuse et radoteuse, poussant ses enfants vers des confins de perte et de délire, les révélant à eux-mêmes dans la violence de la fatalité.

Il y a aussi une grande sensation de malaise qui se dégage du film, cette impression presque désagréable et effrayante d’assister à un cauchemar immobile dans lequel les choses et les personnages bougent sans cesse mais pour revenir à un point de départ, dans un mouvement absurde, circulaire et vain. Tout le film se déroule dans une espèce de flash back coulant, fluide, encadré au début et à la toute fin du film par un type de montage et de filmage très différent, hachuré et elliptique. Entre les premières et les dernières scènes en temps réel, si on peut dire, il y a un autre espace-temps, celui d’une réalité qui s’effrite, qui coule et qui fuit avec les mouvements et les déplacements des personnages. 

dimanche 18 juillet 2010

Parle avec elle de Pedro Almodovar




Tout commence avec la représentation de Café Muller, de Pina Baush. Deux femmes, vêtues de fins tissus couleur chair, éthérées, comme venues des profondeurs des limbes, se tordent et s’effondrent tandis que deux hommes balisent leur parcours et les retiennent dans leur chute. Il s’agit bien évidemment de la métaphore de tout le film. Métaphore narrative, car Lydia et Alicia seront les deux femmes dans le coma, Marco et Begnigno les deux amoureux qui vont en prendre soin. Métaphore esthétique, surtout, car tout au long du film l’art ne cessera de faire référence à la vie, et vice-versa, les deux sont indémêlables dans le film. Si Marco pleure au spectacle de Pina Baush, au concert de Caetano Veloso, c’est que la commotion esthétique éprouvée émane de sa vie même, d’émotions vécues et partagées, d’amour finies mais dévorantes. La splendide séquence du film fantastique muet pousse sans doute Benigno à faire comme le héros du film dans le film et à entrer dans le corps gisant d’Alicia. Ce qui est jouissif dans Parle avec elle, c’est qu’il met en scène des personnages spectateurs, que l’art remue jusqu’au fond de l’âme parce qu’il rejoue leur vie et les représente dans ce qu’ils ont de plus mélancolique et trouble. Ce qu’il y a de plus beau aussi, c’est qu’il joue avec des couples de contraires, en en déstabilisant les frontières, les faisant chavirer l’un dans l’autre, les imbriquant pour mieux révéler la fausseté de leur partage. Le masculin et le féminin, l’art et la vie, la tendresse et la violence, sont sans cesse altérés, les valeurs qui y sont associées sont déstabilisées, et donnent ainsi lieu à une nouvelle essence. A commencer par le masculin et le féminin, qui sont l’objet de passation, de transfert. Dès le premier champ contre champ du film entre l’art et la vie, on voit Marco pleurer ces femmes qui s’effondrent et ces hommes sombres et dévoués qui les relèvent. Marco, est dépeint comme un homme hypersensible, émotif, pleurant devant la beauté des choses et ce qu’elles charrient comme relents du passé. Lydia, la torero souveraine du film, est une femme très masculine, aux traits anguleux, rugueuse bien que d’une sensualité ardente, elle incarne les valeurs liées à la tauromachie, la solidité, la force, le courage, le défi, valeurs conçues d’habitude comme appartenant au monde masculin. L’androgynie est d’ailleurs incarnée non seulement par Lydia mais aussi par Benigno. Ce dernier, malgré ses apparences d’homosexuel et ses airs efféminés, n’hésite pas à pénétrer Lydia dans le coma et à la mettre enceinte. Dans une très belle scène du film, qui révèle ce basculement incessant que le cinéaste opère dans les caractères supposés représentatifs des personnages, on voit Lydia, qui vient de combattre férocement un  taureau et lui donner la dernière estocade de manière impitoyable, s’effrayer et sortir de sa maison en criant à la vue d’un serpent. Marco va alors dans la maison pour tuer la bête avec force et acharnement, mais tout de suite après l’acte ce sont ses larmes qui coulent. Toutes les images du film sont ainsi faites, elles semblent être un cadre dans lequel les substances vont se mélanger, se transformer, la force laissant la place à la faiblesse, la bravade à la douceur, la danse à l’inertie, la mort à la vie. La beauté du film naît de ces attractions de contraires, de cette aimantation incessante des opposés. Le sens naît aussi de l’opposition entre les corps gisants, inertes des deux femmes et la circulation de la parole et de l’amitié entre les deux hommes. La circulation de sens, des histoires, des regards, des énergies est la force qui cimente Parle avec elle.  Car si les inserts du film délimitent de manière claire les césures narratives et désignent les histoires d’amour vécues ou potentielles (Marco et Lydia ; Benigno et Alicia ; Alicia et Marco), certaines autres rencontres sont aussi fondamentales mais sous-jacentes, telle que l’amitié entre Marco et Benigno.
La chronologie et la structure narrative du film sont sciemment éclatées et déroutantes. Le moment du lever de rideau n’est pas le moment du présent de la narration. Dans le film, plusieurs inserts indiquent les moments chronologiques (Quelques mois plus tard, trois semaines plus tard, quatre ans plus tôt, un mois plus tard, etc). Les moments du passé ne sont pas filmés comme des flash-back mais bien comme des plongées dans une durée autre, comme le commencement virginal d’une histoire, de ses potentialités narratives.

samedi 17 juillet 2010

Découverte de Tanguy Viel

Cinéma de Tanguy Viel

Dans ce récit, le narrateur est un homme obsédé par un seul film, qui a complètement bouleversé sa vie et dont il est presque dépendant, comme d’une drogue. Il voit et revoit le film et le texte n’est que la description savante, détaillée, obsessionnelle, non seulement du film mais de l’effet qu’il a sur le narrateur, de ses tentatives parfois avortées parfois fructueuses de le faire comprendre à ses amis, de ses notations de certains détails du film, etc. Dans la vie du narrateur tout est mesuré à l’aune de ce film, tout prend sens par rapport au film. Tanguy Viel en cinéphile averti, joue sur les rapports entre le cinéma et la littérature. Il nous livre une espèce de critique folle, étirée, obsessionnelle, d’un film culte, dont il ne révèle l’identité qu’à la fin du récit. La beauté de ce texte vient de son sens du suspens qui mime les films policiers au cinéma : l’écrivain dose les effets, révèle l’intrigue par petites bribes, incorpore des effets de dramatisation cinématographiques tout en préservant la qualité purement littéraire du texte : la prose alerte, tendue et en même temps tournoyante, les effets de style, le monologue intérieur litanique et redondant. On pense un peu à Thomas Bernhard en le lisant, surtout à Maîtres anciens, où le narrateur observe son ami Reger qui se plante chaque jour devant la toile de L’homme à la barbe blanche du Tintoret. Comme dans la prose de Bernhard, la phrase dans Cinéma est infinie, émaillée d’italique, pointue et obsessionnelle, comme si le narrateur noyait sa folie intérieure dans le sens du détail et le souci de l’exactitude dans la description des choses, exactement comme dans Bernhard où l’écriture avance par enlisement, embourbée dans la pensée du narrateur et son observation du monde. Le récit s’apparente également aux livres de Borges. Le vertige de la mimesis, poussée à sa limite par le sens de l’ubiquité, du dédoublement, permet d'y savourer une double fiction. 

vendredi 16 juillet 2010

A l'ombre des jeunes filles en fleur



Le cinéma d'Eric Rohmer



Rohmer, qui n’a cessé d’explorer avec fraîcheur, tendresse et constance les paysages et les personnages de France, a toujours été décalé par rapport aux modes de son époque. Classé comme cinéaste de la Nouvelle Vague, ses recherches thématiques et formelles personnelles le placent dans une certaine tradition littéraire et esthétique très française, dans laquelle la précision des dialogues et la sophistication des intrigues s’allie à un grand naturalisme des lieux et à un classicisme de la mise en scène. Dans l’univers de Rohmer, la parole s’offre à un jeu de faux-semblants, de doubles discours, dans lequel le badinage vire à la philosophie et les quiproquos si chers aux vaudevilles s’allient à une quête existentielle. L’amour, le hasard, les vies de chacun, pleines de chemins de traverse, d’hésitations, d’attente parfois brûlante parfois résignée d’un amour vécu ou désiré, les possibilités presque infinies que constituent les rencontres entre les personnages et que le cinéaste déploie comme autant de théorèmes à la fois implacablement rigoureux dans leurs constructions et merveilleusement ouverts aux hasard. 


Tels sont les thèmes de ses films, et tant d’autres, qui en font un cinéaste très attachant et proche de la vie. Il a également une très grande dose d’humour et d’ironie tendre qui lui fait observer ses personnages avec distance et révèle leurs stratagèmes intimes sans les piéger. Dans ses films, on peut entendre une professeure de philosophie parler de la métaphysique transcendantale, un ingénieur catholique exposer ses idées sur le pari de Pascal appliqué à l’amour, avec une légère affectation mais sans pédanterie. Il a également su capter avec génie les reflets diaprés de la lumière sur les visages, il a su filmer avec sensualité et retenue l’opulence des couleurs d’automne dans la campagne.

L’ordre du discours et l’ordre du monde

Les films d’Eric Rohmer, c’est la rencontre entre l’ordre du discours et l’ordre du monde. L’ordre du discours, ce sont ces dialogues dans lesquels les personnages creusent inlassablement la faille qui sépare ce qu’ils professent de ce qu’ils éprouvent, leur parole et leur action, leur profession de foi de leurs agissements concrets, leur débats intérieures et l’image construite, rationnelle, maîtrisée qu’ils veulent bien donner d’eux-mêmes. L’ordre du monde, c’est cette présence physique des choses, les saisons qui passent et dont Rohmer fait le centre physique de ses films, ce sont ces plages parcourues par des personnages logorrhéiques, à la fois engoncés dans l’analyse permanente qu’ils font de leur état intérieur et totalement inscrits dans l’instant qu’ils traversent. Ce sont ces moments fugaces, ce sont aussi ces villes captées dans ce qu’elles ont de plus authentique, ces coins de France explorés, inscrits dans la continuité d’une tradition philosophique (on pense à Pascal, bien évidemment, mais aussi à La Bruyère dans ses études de caractères ; à La Rochefoucauld, La Fontaine, etc), littéraire (Musset ; Marivaux) ou picturale. Cette rencontre entre une morale et une physique rend si savoureux les films de Rohmer, parce qu’ils inscrivent un dialogue philosophique, des dilemmes moraux extrêmement sophistiqués dans des paysages à la fois familiers et uniques, émouvants d’être le cadre innocent, statique et pourtant vibrant de ces ratiocinations théoriques de l’intime.

Le rapport entre la philosophie moraliste et les films de Rohmer est évident de prime abord. Dès Ma Nuit chez Mode, la philosophie chrétienne est là pour dresser le cadre du débat, arrimer le personnage à une réflexion sur l’existence, jeter les bases théoriques d’un débat intérieur. Dans Ma Nuit chez Mode, la référence à Pascal est omniprésente non seulement dans les dialogues mais dans le thème même du film, celui d’un personnage qui, ayant vu une femme pour la première fois à un messe, fait le pari, comme Pascal pour Dieu, que c’est la femme de sa vie malgré l’absence de toute certitude quant à la réalisation possible et future de son choix, une décision « soudaine, évidente, irrémédiable ». Il renonce par là même à une autre relation plus réelle, mais qui n’atteint pas l’absolu de cette foi dans le destin. La modernité de Rohmer c’est que le choix pascalien, celui d’un pari sur l’inconnu, est détaché du domaine métaphysique pour rejoindre le monde profane des désirs humains, des rencontres. Et pourtant, la métaphysique est toujours là. Car le cinéaste, qui s’attache à décrire avec minutie et espièglerie les débats intimes de ses personnages, les inscrits d’une manière très concrète dans une réflexion sur des thèmes plus généraux : le hasard, le sens des choix humains, la foi dans la réalisation des désirs, la solitude. Il n’a cessé d’explorer le terrain des rapports de couple et de donner des visages et des mots à des débats intimes qui pourraient sembler dérisoires et que le cinéaste observe avec une ironie tendre: l’ambition d’une femme qui cherchant à faire un beau mariage se fourvoie dans ses propres contradictions et finit par effrayer l’homme sur lequel elle a jeté son dévolu (Le beau mariage) ; d’un jeune homme qui hésite entre trois femmes et dont nous suivons les tergiversations sentimentales d’une plage à l’autre de Bretagne (Conte d’été)  ; d’une jeune femme qui croit dur comme fer qu’elle va retrouver l’homme de sa vie malgré le peu de probabilité d’une telle rencontre (Conte d’hiver) ; etc. Et pourtant, bien que les dialogues ou plutôt certains des monologues des personnages expliquant leur point de vue soient tout à fait révélateurs de l’existence de ces questionnements intérieurs, il n’y a nulle dramatisation dans le dilemme ou le choix, nulle volonté de psychologiser ou de psychanalyser ses personnages. Ses films se construisent plutôt autour de la contradiction entre des hypothèses théoriques de départ et des agissements qui révèlent à quel point la réalité va intervenir comme le laboratoire de l’expérience, emportant les idées préconçues des personnages. Telle est sa morale : découvrir sous la surface du discours la chair vibrante de l’être, avec toutes ses contradictions, avec ses faux-semblants et les méandres de son esprit. Ce qu’il révèle c’est plutôt l’ambivalence de ses personnages, dans leur rapport à la pensée, à la chair et à l’amour.

Rohmer allie aussi les talents d’un rhéteur et ceux d’un philosophe naturaliste. La rhétorique est omniprésente dans son cinéma, parce que l’ordre du discours que les personnages construisent sur eux-mêmes et sur le monde a besoin de figures stylistiques, qui dessinent les lignes de fuite et les paradoxes, qui accentuent le piège des mots pour mieux révéler, en creux, le sens des actions. Le caractère littéraire des dialogues est ainsi accentué par la maîtrise que les personnages semblent avoir du langage. Mais cette maîtrise n’est là que pour les perdre. Leur ambivalence par rapport à eux-mêmes est masquée par leur maîtrise fallacieuse des mots.
Le naturalisme chez lui n’est pas mystique ni animiste. Dans Le Rayon vert, Delphine, le personnage principal du film, est une jeune femme solitaire qui désespère de ne jamais pouvoir trouver l’âme sœur et dont la solitude est encore plus exacerbée avec les vacances d’été durant lesquelles elle se retrouve seule et sans programme fixe. On la suit dans ses pérégrinations ennuyées et solitaires des côtes normandes de Cherbourg à la montagne, de Paris à Biarritz. Dans tous ces endroits, la nature, les paysages sont omniprésents et pourtant Delphine s’en sent séparée comme par un voile mystérieux qui nimbe les choses. Dans ce film, le Rayon vert est un phénomène physique décrit par Jules Verne dans un de ses romans, et qui est l’ultime rayon du soleil visible à l’horizon un instant fugace avant sa disparition dans la mer. Il représente quelque chose de rare, fugace et pourtant sublime, qui doit être saisi avant de disparaître, tout comme l’amour que Delphine recherche. Dans l’ultime scène, après avoir finalement rencontré un garçon à la gare et l’avoir accompagné à Saint Jean de Luz, Delphine et son nouvel ami/compagnon assistent enfin, unis et vibrants, à ce miracle si rare du rayon vert.
Une certaine tranquillité et sérénité se dégagent de ce rapport qu’entretient Rohmer avec les espaces naturels et les saisons qu’il filme. On est loin des conversions soudaines au mystère de la présence, on est loin des instants de grâce, des révélations violentes de l’existence de beautés supérieures, comme dans les films de Rossellini, autre cinéaste chrétien. Les espaces urbains et naturels sont filmés avec neutralité, et même lors d’instants de grâce comme ceux du rayon vert, nul mysticisme ne vient brouiller le face-à-face entre les paysages et les visages.

Principe de réalité et principe d’idéalité

Les films d’Eric Rohmer, bien qu’ils semblent de facture plutôt légère, ne sont pas des comédies de mœurs. Ils s’y apparentent certes, mais ils dépassent le genre par la présence d’une recherche spirituelle et existentielle qui rend les personnages profonds et attachants. En effet, la plupart de ses personnages semblent en quête d’un absolu, souvent il s’agit d’un absolu de l’amour. Ils cherchent à se conformer à un idéal romantique, d’où les nombreuses tergiversations dont ils font preuve, comme si le principe de réalité devait sans cesse être repoussé, combattu, par le principe de l’idéal. Ils posent d’abord les termes de cette recherche, ils dessinent par le discours le visage idéal ou réel de l’homme ou de la femme à aimer. La réalité vient les mettre à l’épreuve par des rencontres avec des êtres qui pourraient avoir certaines caractéristiques satisfaisantes mais qui ne correspondent pas forcément à l’ensemble des qualités de l’être idéal. Ses personnages sont quelque peu obstinés, comme s’ils ne pouvaient se satisfaire d’un entre-deux, comme s’ils étaient traversés par une croyance aveugle, irrationnelle, et cependant tout à fait plausible dans la possibilité de la rencontre avec l’idéal rêvé. Les personnages sont aussi en quête de pureté. Dans Le rayon vert, Delphine est souvent mise à l’épreuve de la réalité par de nombreuses rencontres, qui semblent être comme autant de pièges dans lesquels elle peut abandonner son idéal. Ses amies la pressent de regarder autour d’elle, à plusieurs moments des hommes la regardent, s’intéressent à elle, mais elle s’en détourne car elle est mue par une croyance profonde dans la futilité de ces rencontres. Ce n’est qu’au terme d’une pérégrination hasardeuse et douloureuse qu’elle fait La rencontre, qui va lui permettre de vivre enfin, avec son possible amoureux, le miracle rare du rayon vert. De même, le personnage joué par Jean Louis Trintignant dans Ma Nuit chez Maud est habité par l’image de cette femme vue à la messe et qui semble incarner son idéal amoureux. Sa rencontre avec Maud, bien que féconde, profonde, ne peut remplacer cet idéal, dans lequel il se projette et sur lequel il fait un pari insensé. Dans Conte d’hiver, Félicie fait également un pari sur la rencontre avec Charles, le père de son enfant qu’elle avait perdu de vue il y a 5 ans. Cependant Rohmer traite cet idéal romantique avec une certaine ironie. Dans Ma nuit chez Maud, la jeune femme blonde et pure que le catholique Jean-Louis rencontre à la messe de minuit et qui deviendra sa femme n’est pas aussi pure et virginale que son apparence éthérée le laisse croire.
La question du choix est souvent au centre des films de Rohmer, qu’il s’agisse d’un choix volontaire ou simplement le fruit du hasard. L’amour est le terrain d’expérimentation privilégié de ce thème car le discours amoureux permet de saisir l’intimité des personnages et de déployer toutes les nombreuses combinaisons possibles de leurs rapports. Il y a deux pôles ou deux catégories de personnages dans les films de Rohmer : la catégorie des inflexibles qui, malgré les mauvais coups du sort croient dur comme fer à l’existence d’un idéal et à sa réalisation; la catégorie des indécis qui ne cessent de balancer entre plusieurs choix, incertains et tangents.

Paroles performatives 



La volubilité des personnages n’est pas gratuite ni simplement solipsiste. La parole révèle les personnages à eux mêmes en même temps qu’elle tend à amorcer des changements dans leurs attitudes et leur rapport aux autres et au monde. La parole ne procède donc pas uniquement de la pulsion analytique et n’enferme pas les personnages dans la théorisation sur l’amour plutôt que dans son vécu. La parole se traduit souvent en action ; elle peut avoir même un effet performatif clairement esquissé dans l’enclenchement de l’intrigue sentimentale : dans plusieurs films, un des personnages suggère à l’autre une certaine action, mettant en branle une mécanique complexe qui va changer les situations et les perceptions que les personnages avaient de la réalité. Dans « Le genou de claire », Aurora l’écrivain suggère à Jérôme l’idée qu’il devrait séduire la jeune Laura afin de lui servir de modèle pour son livre sur la passion d’un homme d’âge mur pour une adolescente. Jérôme se prend au jeu, d’autant plus que ce dandy va se marier dans quelques jours et qu’il s’agit de sa dernière chance de séduire. Cependant, il est fasciné au delà du jeu par une autre jeune femme, Claire, dont le genou devient le point de fixation de son érotisme. De même, dans « Conte d’été », Margot suggère à Gaspard, jeune homme d’aspect éthéré et indéterminé, de sortir avec Solène, pour qu’il dépasse son marasme et son auto flagellation permanente. Malgré ses dénégations et ses affirmations péremptoires sur le fait que Solène n’est pas son genre, lorsqu’il la rencontre par hasard sur le promontoire de Dinard Gaspard se laisse entrainer par Solène et commence à flirter avec elle. Les mots, les dialogues sont importants dans les films de Rohmer parce qu’ils révèlent une double réalité : la perception que les personnages ont d’eux-mêmes, de leur caractère et de leurs rapports aux autres ; et l’action adventice que les mots et les agissements des autres exercent sur eux. Ces personnages en mouvement, ballotés par le hasard, érigeant l’indécision en principe de vie, sont très présents dans les films de Rohmer. Les personnages sont décris à un moment décisif où tout peut advenir, où les chemins sont encore ouverts et où des routes parallèles s’offrent à eux : leur choix successifs pour l’une ou l’autre voie est porté par leurs pérégrinations dans l’espace, par leur exploration des lieux dans lesquels s’inscrit leur errance, leur indécision et leur perplexité face à ces hasards qui les troublent. L’intelligence de Rohmer est d’avoir su traduire cette errance sentimentale et cette inconstance des choix d’une manière très concrète et naturaliste, grâce à cette exploration documentaire des lieux et des espaces, qui sont le cadre d’inscription très physique de ces dialogues erratiques et volubiles.

On a souvent parlé du caractère littéraire des dialogues dans le cinéma de Rohmer. Pourtant, ses films sont extrêmement travaillés d’un point de vue cinématographique, bien que de facture assez classique. La recherche esthétique y est discrète et presque transparente. Il s’inspire souvent du monde visuel de peintres tels que Matisse pour Pauline à la plage. Dans ses films la parole sert non seulement à l’enclenchement ou au développement de l’action, mais à la construction même de l’image. Le Genou de Claire est le film qui l’illustre le mieux. Ce genou autour duquel ont tourné tant de discours, qui a suscité la concupiscence froide et un peu perverse de Gérôme que l’intérêt distancié et manipulateur d’Aurora, le voilà qu’il déploie sur l’image, dans la scène charnière du film, la splendeur de sa présence, pure ligne géométrique à la charpente claire et au dessein gracieux. Rohmer a su capter l’essence du cinéma dans lequel les mots s’incarnent par les images et deviennent les précurseurs ou les catalyseurs des images à venir.  


dimanche 18 avril 2010

Les écrits de Marie Ndiaye


Trois femmes puissantes  

Ces trois récits n’ont pas vraiment de lien narratif, et les destins des trois personnages principaux ne s’entrecroisent que d’une manière très furtive. Ce qui les unit c’est l’exploration par l’écrivain de la conscience intérieure de personnages mis en contact direct avec un monde hostile, leur manière de le dompter, de l’appréhender et la conscience progressive, douloureuse, de leur intériorité. Dans le premier récit, Norah, une jeune avocate qui vit à Paris, retourne en Afrique (le lieu n’est pas précisé) voir son père, ancien homme d’affaires déchu. Comme dans Rosie Carpe, les rapports de filiation sont décrits sous l’angle de la monstruosité : le père est un vieux salop libidineux, qui abandonne Norah et sa sœur et s’enfuit en Afrique en emportant leur frère, le condamnant ainsi à un destin tragique. En le retrouvant Norah retrouve tout un pan de son passé qu’elle essaie d’oublier et qui resurgit pour l’engloutir dans une réalité hallucinante. Peu à peu, tous les repères qu’elle s’est construit d’effondrent au contact de ce père à l’énergie corrosive, à la présence animale et vampirique. Dans le second récit, le personnage principal et la voix du récit est un homme, contrairement à ce qu’annonce le titre du roman. Il s’agit de Rudy Descas, vendeur médiocre dans une société de conception de cuisines, marié à la belle Fanta qu’il a obligée à venir avec lui en France après un épisode tragique de leur vie au Sénégal. Le temps de la narration ne dure que quelques heures, pendant lesquelles Rudy revoit tous les épisodes de sa vie et prend peu à peu conscience de ses errements. Le dernier récit du roman, celui de Khady Demba, est poignant et porte le style particulier de la romancière à son apogée. Khady est une femme simple, très peu éduquée, qui vit au ras de sa conscience et de ses émotions, comme nimbée dans une buée intérieure qui l’empêche de comprendre totalement la réalité. Un enchaînement de circonstances indépendant de sa volonté va l’entraîner dans une cavale qui a pour but l’immigration clandestine. Là aussi le personnage va progressivement prendre conscience de soi, et malgré l’atrocité du destin de Khady, son seul et ultime triomphe est d’avoir su se forger une conscience limpide, sûre, et vaillante de son intériorité et de sa singularité d’être humain.
Dans ces trois récits, il n’y a pas vraiment d’action, on assiste plutôt à une dilatation du récit, contrastée par le tourbillon vertigineux de la pensée, qui entraine le personnage dans des flashs backs et des hallucinations et l’immobilise dans une espèce de stase intérieure.

La litanie des noms propres

Dans Trois femmes puissantes, comme dans Rosie Carpe, les noms propres des personnages, répétés à eux mêmes dans leur conscience hébétée et surgis du fond d’une torpeur atavique, semblent les seules instances capables d’arrimer les personnages à eux mêmes et à une réalité monstrueuse, cauchemardesque, mouvante. Norah, Rudy Descas, Khady Demba, au milieu des tourments intérieurs qu’ils vivent, se disent souvent à eux-mêmes : je suis Norah, Rudy Descas, Khady Demba. La dernière partie du roman est surtout symptomatique de cette centralité du nom propre à la fois dans la structure narrative et dans le style de Marie Ndiaye : il s’agit souvent d’une exploration minutieuse d’une conscience face à une réalité qui vire toujours au cauchemar. Dans ce face à face entre la conscience individuelle du personnage et cette réalité truffée de pièges, boursouflée de personnages hallucinés et hallucinants, grevée d’un très haut coefficient d’étrangeté, le nom propre est comme l’ancrage du personnage en lui-même, la mesure de son existence, le métronome de sa présence. Le flottement existentiel de ces personnages qui n’ont dans la réalité qu’un ancrage improbable se fait sur le fond de cette croyance intérieure, de cette obstination inlassable à se répéter la singularité de leur nom propre, qui n’est que la condensation de leur être, venu tout entier se réfugier dans leur conscience.
Le style de Marie Ndiaye reflète cette perception des personnages, entourés d’un monde étrange que leur pensée atone cherche à déchiffrer mais qui échappe toujours à leur compréhension. Sa prose entrainante, enrobe les personnages dans les méandres d’une phrase longue, étirée, serpentine, comme pour mieux asseoir l’hégémonie des mots qui battent à l’intérieur de leur tête et comme pour mieux montrer leur figement intérieur dans un espace temps bien particulier. Mais au détour d’un choc avec la réalité voilà que la phrase se fait tranchante, comme pour laminer ces consciences torpides et les éveiller à de nouvelles perceptions. La prose est vertigineuse autant que cette plongée dans l’abîme que constitue la pensée, surtout lorsqu’elle est coupée du monde.

Le bestiaire et le fantastique
Les romans de Marie Ndyaie sont toujours émaillés de moments de fantastique, comme si la réalité s’échappait des pores du récit et se laissait entrainer dans des instants de dérive, de dérapage, d’échappées fantastiques. Soudain, dans une réalité devenue insoutenable, dans un monde cruel, à la fois sordide et absurde, apparaissent des moments de fantastique qui incarnent la folie intérieure des personnages. Souvent, ces dérives fantastiques sont portées par l’apparition d’animaux, très présents dans la prose à la fois comme métaphores d’un devenir archaïque et comme tentative de métamorphose intérieure des personnages. On est à l’intérieur des romans de Ndyaie comme à l’intérieur d’un rêve, peint par un peintre surréaliste. On pense beaucoup au surréalisme en lisant cet écrivain, puisque le surréalisme a exprimé plus que toute autre peinture les ambivalences de la réalité à travers les consciences distordues des êtres. Ces instants surréels surgissent parfois d’une manière très inattendue, étrange, comme si l’on était mis en contact direct avec la folie intérieure d’un personnage et avec des instants de magie, de mythologie: c’est par exemple le surgissement d’une buse sur le pare brise de la voiture de Rudy Descas, qui se trouve en plein milieu de la campagne et en plein marasme intérieur ; c’est le père de Norah qui se transforme la nuit venue en oiseau réfugié dans le flamboyant…
Ce n’est pas un hasard si la romancière choisit les oiseaux comme présages d’un monde étrange, inquiétant, terrifiant même, à la manière d’un Hitchcock : seule survivance d’une présence encore sauvage dans le paysage urbain, ils sont les incarnations de cette nature rapace, de cette lutte incessante pour la survie et l’existence que les personnages à leur niveau vivent également. Avec leurs yeux immobiles et scrutateurs, leurs becs pointus, leur mobilité fulminante, ils sont là pour mettre les personnages face à face avec un monde à la fois terrible et insaisissable.

Rosie Carpe

Dans l’un des romans de Ndyaie, Rosie Carpe est une jeune femme née à Brive la Gaillarde, de parents petits bourgeois médiocres, et qui n’a gardé de son enfance que le souvenir lointain et jaune de la maison familiale et de la seule chose glorieuse de cette enfance terne et sans éclat : un magnolia blanc dans le jardin. Son enfance n’a pas préparé Rosie Carpe à sa descente aux enfers à l’âge adulte, lorsqu’elle quitte son petit coin de province avec son frère Lazare et s’en va à Paris. Très vite les deux se séparent pour aller chacun vers un destin minable. Rosie Carpe commence à travailler dans un hôtel de la banlieue parisienne triste et uniformément grise, à Antony, et de là plusieurs évènements et rencontres vont sceller à jamais son destin, et la condamner à la dérive. Ce qui est beau dans l’écriture de Ndaiye, c’est qu’elle arrive à alterner la distance et l’empathie, tour à tour clinique et émotionnelle, c’est aussi qu’elle rend à merveille le délire intérieur du personnage à travers des petites notations réalistes sur son environnement, sur les gestes quotidiens de sa vie. Elle fait comprendre le désarroi intérieur rendu encore plus perceptible par un simple regard sur la fenêtre de cette chambre de banlieue banale, elle fait sentir la gêne dans une conversation à travers la répétition obsessionnelle d’une petite phrase anodine et pourtant glaçante. Quelque chose dans le personnage de Rosie Carpe est à la fois pathétique et antipathique : sa passivité, son manque de clairvoyance par rapport aux autres, sa stupeur dans un monde cruel et sans aménités aucune pour la petite chose fragile et écervelée qu’elle est. L’auteur fait tenir son personnage dans cette distance entre l’incertitude intérieure par rapport à soi et l’adhésion intermittente, douloureuse et heurtée au désespoir d’être soi, parachuté dans cette carapace extérieure d’un corps livré au monde. En même temps, il n’y a pas un gramme de pathétisme dans le style, pas une once de laisser allez. C’est d’une tenue remarquable, il y a des pages à couper le souffle, une prose envoûtante et térébrante à la fois : sa prose tient à la fois de Flaubert et de Julien Green, le premier parce que Ndaiye enrôbe son personnage dans une espèce de prose tournoyante, vertigineuse, en de longues phrases interminables qui semblent offrir un soutènement fallacieux pour un personnage en perte de repères, le deuxième parce que Ndaiye sait admirablement poser une conscience humaine tourmentée, mouvante, dans un décor et un environnement extérieur immobile, indifférent, et le contraste entre les deux est poignant. Elle sait imposer cette faille entre la stase désespérante des choses et l’extase impossible de l’être.