dimanche 18 juillet 2010

Parle avec elle de Pedro Almodovar




Tout commence avec la représentation de Café Muller, de Pina Baush. Deux femmes, vêtues de fins tissus couleur chair, éthérées, comme venues des profondeurs des limbes, se tordent et s’effondrent tandis que deux hommes balisent leur parcours et les retiennent dans leur chute. Il s’agit bien évidemment de la métaphore de tout le film. Métaphore narrative, car Lydia et Alicia seront les deux femmes dans le coma, Marco et Begnigno les deux amoureux qui vont en prendre soin. Métaphore esthétique, surtout, car tout au long du film l’art ne cessera de faire référence à la vie, et vice-versa, les deux sont indémêlables dans le film. Si Marco pleure au spectacle de Pina Baush, au concert de Caetano Veloso, c’est que la commotion esthétique éprouvée émane de sa vie même, d’émotions vécues et partagées, d’amour finies mais dévorantes. La splendide séquence du film fantastique muet pousse sans doute Benigno à faire comme le héros du film dans le film et à entrer dans le corps gisant d’Alicia. Ce qui est jouissif dans Parle avec elle, c’est qu’il met en scène des personnages spectateurs, que l’art remue jusqu’au fond de l’âme parce qu’il rejoue leur vie et les représente dans ce qu’ils ont de plus mélancolique et trouble. Ce qu’il y a de plus beau aussi, c’est qu’il joue avec des couples de contraires, en en déstabilisant les frontières, les faisant chavirer l’un dans l’autre, les imbriquant pour mieux révéler la fausseté de leur partage. Le masculin et le féminin, l’art et la vie, la tendresse et la violence, sont sans cesse altérés, les valeurs qui y sont associées sont déstabilisées, et donnent ainsi lieu à une nouvelle essence. A commencer par le masculin et le féminin, qui sont l’objet de passation, de transfert. Dès le premier champ contre champ du film entre l’art et la vie, on voit Marco pleurer ces femmes qui s’effondrent et ces hommes sombres et dévoués qui les relèvent. Marco, est dépeint comme un homme hypersensible, émotif, pleurant devant la beauté des choses et ce qu’elles charrient comme relents du passé. Lydia, la torero souveraine du film, est une femme très masculine, aux traits anguleux, rugueuse bien que d’une sensualité ardente, elle incarne les valeurs liées à la tauromachie, la solidité, la force, le courage, le défi, valeurs conçues d’habitude comme appartenant au monde masculin. L’androgynie est d’ailleurs incarnée non seulement par Lydia mais aussi par Benigno. Ce dernier, malgré ses apparences d’homosexuel et ses airs efféminés, n’hésite pas à pénétrer Lydia dans le coma et à la mettre enceinte. Dans une très belle scène du film, qui révèle ce basculement incessant que le cinéaste opère dans les caractères supposés représentatifs des personnages, on voit Lydia, qui vient de combattre férocement un  taureau et lui donner la dernière estocade de manière impitoyable, s’effrayer et sortir de sa maison en criant à la vue d’un serpent. Marco va alors dans la maison pour tuer la bête avec force et acharnement, mais tout de suite après l’acte ce sont ses larmes qui coulent. Toutes les images du film sont ainsi faites, elles semblent être un cadre dans lequel les substances vont se mélanger, se transformer, la force laissant la place à la faiblesse, la bravade à la douceur, la danse à l’inertie, la mort à la vie. La beauté du film naît de ces attractions de contraires, de cette aimantation incessante des opposés. Le sens naît aussi de l’opposition entre les corps gisants, inertes des deux femmes et la circulation de la parole et de l’amitié entre les deux hommes. La circulation de sens, des histoires, des regards, des énergies est la force qui cimente Parle avec elle.  Car si les inserts du film délimitent de manière claire les césures narratives et désignent les histoires d’amour vécues ou potentielles (Marco et Lydia ; Benigno et Alicia ; Alicia et Marco), certaines autres rencontres sont aussi fondamentales mais sous-jacentes, telle que l’amitié entre Marco et Benigno.
La chronologie et la structure narrative du film sont sciemment éclatées et déroutantes. Le moment du lever de rideau n’est pas le moment du présent de la narration. Dans le film, plusieurs inserts indiquent les moments chronologiques (Quelques mois plus tard, trois semaines plus tard, quatre ans plus tôt, un mois plus tard, etc). Les moments du passé ne sont pas filmés comme des flash-back mais bien comme des plongées dans une durée autre, comme le commencement virginal d’une histoire, de ses potentialités narratives.

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