Profession: Reporter de Michelangelo
Antonioni
Peut-on échapper
à soi ? La substitution de son identité officielle par celle d’un autre
suffit-elle à effacer les traces de ce destin qui nous suit pas à pas ?
Peut-on tromper son inquiétude existentielle par la fuite en avant dans une
course haletante contre le vide qui nous guette ? Telles sont les
questions qui hantent ce film. Mais sa valeur tient moins à ces questions
métaphysiques qu’aux réponses esthétiques trouvées par Antonioni pour exprimer
cette quête et cette impossibilité d’échapper à soi.
Dans un pays
d’Afrique qui n’est jamais nommé, David Lock, journaliste parti faire un
reportage sur la guerre civile qui s’y déroule, rencontre un homme dénommé Robertson,
dont on ne sait pas grand-chose sauf qu’il se trouve en Afrique pour faire
quelques affaires. Plus tard, il le retrouve mort dans sa chambre, et profitant
de leur ressemblance physique, il décide de prendre son identité. S’ensuit un
périple erratique à travers l’Europe, où Locke est à la fois poursuivi par sa
femme qui doute de la version officielle de sa mort, par la police et par des
rebelles qui veulent récupérer les armes commandées à Robertson. Filmé comme un
thriller, « Profession
Reporter » contient tous les ingrédients du genre : une intrigue
policière sous forme d’énigme, des courses poursuites à travers l’Afrique et
l’Europe, la fuite désespérée d’un personnage. Mais il s’agit d’un thriller
métaphysique, car Locke tente surtout d’échapper à lui-même. Ce qui est aux
trousses de Locke, ce sont moins les flics et les rebelles que le destin, qui
le rattrape à la fin du film.
Lorsque le
destin de Locke croise celui de Robertson, quelque chose de scellé se lit déjà
dans l’image, dans ces grands panoramiques sur les paysages déserts, dans cette
scène avec Jacques Nicholson qui peste contre une voiture enlisée dans le
sable, dans l’immobilité de ces paysages dépeuplés de toute présence, dans ce
vent de sable qui fouette les roches et les visages, immuable et inflexible
dans sa pérennité inquiétante. Nous sommes déjà dans une atmosphère
d’apesanteur, comme si le personnage était déjà cerné par ce vide, par
l’enlisement dans les sables mouvants du temps. Après avoir usurpé l’identité
de Robertson, l’errance de Locke se déplace vers l’Europe, où il passe par
plusieurs villes en Allemagne et en Espagne. Les mouvements de caméra
expriment parfaitement cette esthétique de l’errance, la caméra orchestre les
entrées et les sorties des personnages dans le recoin du champ, pour ensuite
saisir dans un panoramique coulant l’espace qui les entoure, qui est moins topographique
qu’un espace-temps abstrait, mystérieux.
La dernière
séquence nous rapproche de l’essence du film : Locke et Maria, une fille
énigmatique qu’il a rencontrée à la Sagrada Familia à Barcelone, atterrissent
dans une chambre d’hôtel dans ce qui semble être l’Andalousie. Locke se jette
sur le lit, et allume une cigarette, s’en suit l’un des plus beaux plans
séquences de l’histoire du cinéma : la caméra qui commence d’abord par
prendre Locke sur le lit, avance en un travelling presque imperceptible,
millimétrique, vers la fenêtre, en dépasse les barres et continue à avancer
vers l’extérieur, où tous les personnages qui étaient aux trousses de Locke
arrivent l’un après l’autre, comme pour l’apothéose finale d’une scène de
théâtre, la caméra poursuit son mouvement et pivote à nouveau vers l’hôtel,
suit les personnages qui rentrent vers la chambre pour retrouver de nouveau
Locke, inerte sur le lit, comme Robertson au début du film. La boucle est
bouclée, l’intérieur et l’extérieur, le visible et l’invisible se rejoignent dans
ce pivotement panoramique de la caméra qui scelle le destin du personnage. La
mort de Locke est dans le hors champ, dans le coin aveugle de la caméra, dans l’angle
mort d’une attente fatale de la fin, qui se passe en dehors du regard, comme si
celui-ci ne pouvait se saisir de cette réalité, de cette agonie.
Le film est également une interrogation
très subtile sur le sens des images du monde qui circulent de manière
vertigineuse à travers les médias, un questionnement autour de l’image, du
regard porté sur l’autre et sur soi. Locke est un reporter qui a sillonné l’Afrique
pour en filmer les déchirements et les conflits. On apprend petit à petit,
grâce à des flashs back justifiés scénaristiquement par le documentaire
posthume qu’un ami fait sur lui, qu’il a peu à peu perdu la foi dans les
images, qu’il est en pleine crise identitaire, que son métier qui le portait
vers le saisissement soi-disant objectif d’ une certaine réalité brutale et
violente est devenu le lieu de sa perdition, de sa forclusion, car les images
ne donnent à voir qu’une réalité déjà faussée par la subjectivité du regard,
par les postures immuables de l’interviewé et de l’interviewer, comme si les
deux étaient assignés à leurs positions sans possibilité d’échange. Le point de
basculement pour Locke, est une interview qu’il fait d’un personnage pour un
reportage sur l’Afrique. On voit le visage cadré en gros plan d’un homme noir,
qui regarde intensément la caméra. La voix de Locke en hors champ l’interroge
sur son parcours, lui pose des questions précises sur ses actions. L’homme répond
que les questions qu’il lui a posé renseignent plus sur Locke que sur lui, il
saisit alors la caméra et la retourne pour filmer Locke. Cette inversion déstabilisante
des rôles, où le journaliste se retrouve dans la posture de l’interviewé, devenant
l’objet d’un regard qui le scrute est au cœur du changement ontologique pour
Locke.
Abandonnant sa posture d’observateur qui a perdu son âme à force de
faire des concessions, il se confronte plus directement au monde. Il abandonne
également tout ce qui structurait sa vie auparavant, une épouse, une maison à
Londres, la certitude d’un métier qui lui a permis de voyager et de découvrir
le monde. Dans ce dessaisissement, quelque chose de vertigineux se joue dans l’image,
à la fois l’élan de liberté et l’angoisse du vide. Mais c’est l’état du monde
aussi qui porte cet acte de désespoir, car le film n’est pas simplement
abstrait mais saisit aussi l’actualité de cette époque, avec ses soubresauts
violents. Avant de mourir, Locke raconte à Maria l’histoire d’un aveugle qui a
recouvert la vue, à 40 ans passés. Il découvre d’abord le monde avec
ravissement, avant de réaliser la laideur et l’horreur dont il est fait, et il décide de se suicider, incapable
de supporter plus longtemps cette vision. Métaphore sur le regard, cette
histoire constitue les derniers mots racontés par Locke, avant de disparaître à
son tour du champ. On ne sort pas indemne de voir la mort, de filmer les balles
qui transpercent le corps d’un fusillé, au bord de la mer, dans la splendeur d’un
soleil éclatant. De même qu’on ne sort pas indemne de ce film, qui nous plonge
dans cette errance hypnotique à travers des lieux si différents et pourtant
similaires, comme si l’Afrique désertique rejoignait l’Andalousie criblée de
soleil et d’attente, dans cette circularité où la caméra pivote sur elle-même comme
les personnages pour un dernier adieu au monde.
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