jeudi 31 janvier 2008

Duel ou La figure de la dualité dans les films de Souleymane Cissé

La structure des films de Cissé est déroutante. Elle a l’étrangeté des choses premières, des éléments de la nature constamment présents autour de nous et gardant pourtant toute leur opacité et leur mystère.

Les films de Cissé débutent toujours avec les images si familières et pourtant si étrangères que sont les arbres, la terre et le ciel, leur conférant un nouveau sens, comme si c’était la première image du monde qui nous était donnée à voir.Si l’essence même du cinéma est de « filmer les choses pour pouvoir justement les nommer» (Jean Luc Godard), Cissé donne à cette thèse une illustration magistrale. Ses images remontent à la genèse du monde, un monde où les choses n’ont pas encore de nom, un monde informe dont il faut écorcher l’écorce rugueuse pour qu’enfin il atteigne la première illumination de la connaissance.

Cette aspiration à la totalité et à la « premièreté » du monde est annoncée par les titres mêmes des films de Cissé : le vent (Finyé), la lumière (Yeelen), le temps (Waati), qui inscrivent ses films dans la recherche de l’essence des choses, du principe unique dont dériveraient tous les autres éléments. Ces titres indiquent la quête de l’originel, d’un monde qui aurait retrouvé son unité profonde, condensé autour d’un point unique, avant l’éclatement de ses éléments en une multitude de sphères indépendantes.



Cependant, cette unité ou cette unicité annoncée par les titres est démentie par la matière même des films. Si les titres révèlent une recherche de l’unité profonde du monde, les films eux-mêmes sont frappés d’une constante dualité, qui se transforme en duel, comme si le monde, rebel à toute tentative d’enfermement, se révélait impossible à saisir, impossible à mouler dans une matière unique.Ses films n’ont pas la structure paisible d’images qui coulent tranquillement, mais le principe premier qui les guide, et qu’on retrouve à tous les niveaux du film, c’est celui de l’affrontement entre des forces antagoniques, affrontement que le cinéaste corrobore par sa manière de filmer et de se colleter avec ses images. Il fait naître chez le spectateur l’impression que la matière du film, les personnages, les choses palpables et impalpables, toutes les entités qui existent devant la caméra sont sans cesse ployées, comme une immense plaque de fer que le cinéaste forgeron cherche à remanier, pour lui donner une forme nouvelle. Tout se passe comme si, dans le duel constant entre deux entités qui se combattent mortellement, la caméra était un troisième terme, qui pèse de tout son poids sur l’issue du combat.

Dans les films de Cissé, le duel est le thème privilégié. Ainsi en est-il de Finyé, où il s’agissait de montrer l’affrontement entre la jeunesse rebelle et progressiste et le pouvoir, représenté par le gouverneur militaire. De cette dimension politique de l’affrontement, Cissé passe dans Yeelen à une dimension plus mythologique, donnant au duel entre le fils, Nianankoro, et le père une signification plus cosmique, faisant se combattre à côté de ces deux êtres humains d’autres forces surnaturelles, puisque chacun d’eux est muni d’une sorte de substitut magique, représentant le centre du pouvoir qui leur a été transmis par leurs ancêtres.

Dans Waati, l’idée de l’affrontement est centrale : tout le film n’est que le corps à corps violent entre Nandi et la terre de l’Afrique. Le film a cette force-là : celle d’un corps qui percute contre le monde, non pas seulement son spectacle mais sa chair vivante et meurtrie. Si Waati dépasse toutes les images de l’horreur africaine, s’il n’est pas simplement une démonstration réaliste du combat entre les noirs et les blancs en Afrique du Sud, c’est qu’il érige un corps, un regard comme l’unique force de combat et de changement, et tout le film tient à ce face-à-face entre Nandi et les images qui traversent sa conscience, combat d’autant plus sanglant qu’il est souterrain.
Cette persistance de la lutte dans les films de Cissé est accentuée par la présence de forces surnaturelles. Les êtres humains ne s’affrontent pas seuls mais gravitent autour d’eux des forces obscures, impalpables, celles qui existent dans chaque élément de la nature. Ainsi, le duel des hommes est doublé d’un autre duel, celui entre les dieux ou plus généralement entre des objets chargés d’un pouvoir surnaturel. Tel est le cas de Yeelen, où l’affrontement final entre le père et le fils est soutenu par le combat entre le pilon magique et l’aile du Korê. Cependant, cet exemple n’est pas un cas à part dans le cinéma de Cissé. Dans Finyé et Waati, bien que les dieux semblent avoir déserté la terre, laissant les êtres humains se débattre tous seuls face à leurs problèmes, il existe toujours une présence ténue, un pouvoir transmis par un personnage, le plus souvent vieux, sorte de relais entre les dieux et les hommes (le grand-père de Baa dans Finyé et la grand-mère dans Waati).Ainsi, le duel au sein de la réalité est sans cesse dépassé, englobé dans un autre duel, plus cosmique, et Cissé cherche à nous montrer non seulement les contradictions de la réalité et les problèmes sociaux et politiques qu’affrontent ses personnages mais également toutes les forces impalpables qui les enserrent. En fait, cette dualité entre la réalité et le surnaturel est alimentée par la manière même de filmer. On constate ainsi que dans ses films (mis à part Yeelen qui est tout entier soumis à la dimension mythologique et qui ne fait pas référence à la réalité contemporaine) Cissé oscille sans cesse entre un filmage réaliste, où la crudité des situations se transforme parfois en trivialité, et un filmage plus lyrique et plus mythique lorsqu’il s’agit de filmer la nature, qui n’est jamais vue de manière objective, mais comme une nature peuplée de fantômes et dont il réussit magnifiquement à rendre l’âme presque palpable, nous donnant constamment l’impression qu’un souffle remuant traverse les arbres malgré leur apparente fixité.

Il est étrange de constater que Finyé, par exemple, film pourtant placé sous le signe de la réalité, puisqu’il tend à montrer la situation politique du Mali dans les années 70, débute par l’image d’une forêt puis d’un fleuve d’où surgit un enfant au corps translucide. Il finit par la même image de l’enfant surgissant de l’eau, tenant entre ses mains une écuelle. Quelque chose dans les films de Cissé suggère la structure d’une sphère qui se referme sur les personnages, dans laquelle ils se déploient mais à laquelle ils ne peuvent échapper. Ainsi, après avoir tenté de saisir la complexité de la réalité, il clôt curieusement son film sur cette image primitive, non encore atteinte par les débris du monde réel, comme si tout cela n’était qu’une phase que les humains traverseront avant d’arriver à retrouver une certaine pureté symbolisée par l’eau, comme si tout cela n’était qu’une parenthèse dans le mouvement de l’univers.
On pourrait d’ailleurs retrouver cette dualité dans la manière de filmer de Cissé dans les rapports entre les titres des films et les films eux-mêmes. Ainsi de Finyé. A priori, il n’y a pas de relation entre cet élément (le vent) et le film qui a une dimension essentiellement politique. Seul le premier plan, où l’on voit les arbres bouger sous le souffle du vent, inscrit celui-ci dans la matière même du film. Dans les autres plans, on aura beau chercher la moindre présence imperceptible du vent, les choses restent statiques et immobiles, et aucune brise ne soulève les jupes des filles ni les vêtements amples des hommes.

Il serait de plus inutile et abusif de procéder à une lecture symbolique du titre, donnant au vent une fonction métaphorique : vent du changement, vent de la révolte qui souffle sur cette ville auparavant paisible du Mali. Un seul rapport pourrait être suggéré, celui d’une force en œuvre dans le monde, qui échappe au contrôle des hommes, qui dépasse leur entendement, une force faite d’échos et de remous, qui surgit des profondeurs de la nature, et fait vivre les êtres humains dans sa présence impalpable et ensorcelante. Seule la musique du film a quelque chose à voir avec le vent, parce qu’elle est faite de mille échos brisés, parce qu’elle est brise invocatoire, dont la présence immatérielle donne parfois aux images une signification étrange, comme si la réalité était sans cesse dépassée par un souffle qui la transporte. Ainsi, certaines scènes très réalistes et presque banales de jeunes gens qui passent l’épreuve du bac acquièrent, en présence de cette musique surgie d’une profondeur insondable une autre valeur, indéterminée.
La façon même de filmer intègre donc la dimension mythologique ou surnaturelle. A la manière frontale qu’il a de filmer les scènes réalistes, Cissé fait succéder des plans où la caméra devient plus mobile, avec ces mouvements de travelling lents sur les arbres centenaires qui peuplent tout l’espace du plan, se dressant comme surgis du ciel et non plantés dans la terre. D’ailleurs cette manière mystique de filmer ne concerne pas seulement les éléments de la nature. Même le corps peut se transformer parfois en une surface dont la caméra explore les sinuosités et les saillies, cherchant à le parcourir comme s’il s’agissait du premier être humain qu’elle rencontre sur son chemin. Il en est ainsi de la scène de l’affrontement entre le père et le fils, où la caméra de Cissé, remontant tout au long du corps de Nianankoro, le dote d’une consistance minérale.
On a ainsi l’impression qu’il s’agit d’une réinvention constante du monde, une découverte pure et première d’images comme primitives. Le duel final est en effet celui qui existe entre la caméra et la réalité. Les films de Cissé sont ainsi la métaphore de la force ontologique du cinématographe.

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