jeudi 31 janvier 2008

Identité et destin


Mr. Klein de Joseph Losey


Ce qui paraît tout d’abord étonnant dans M. Klein, c’est le rythme avec lequel Josef Losey déroule son histoire, un rythme à la fois lent et oppressant, dans lequel les personnages se retrouvent pris comme dans une sorte de piège métaphysique, une gangue transparente et pourtant si physiquement tangible, qui les empêche d’entrevoir ne serait ce que l’espace d’un instant l’absurdité de leur destin et la fatalité du mal auquel ils succombent. C’est l’un des plus beaux et plus justes films que j’aie vus sur l’histoire tragique de la deuxième guerre mondiale. La beauté du film, sa beauté vénéneuse et froide si l’on peut dire, c’est qu’il opère une sorte de condensation métaphysique et esthétique du destin horrible et absurde des juifs dans cette période de l’histoire. Au lieu de dresser simplement les causes à la fois sociales, politiques, économiques qui ont conduit à cette catastrophe de la persécution puis de l’extermination des juifs d’Europe, d’une manière à la fois analytique et réaliste, Josef Losey opère une sorte de transmutation secrète des enjeux, leur donnant ainsi un relief rare, les rendants témoins de l’absurdité du destin humain en général. Le destin de M. Klein n’est pas seulement représentatif de l’histoire des juifs et de leur extermination pendant la deuxième guerre mondiale, il en est à la fois la somme et le dépassement, l’inscrivant dans le tragique humain en général. L’histoire du film : M. Klein, riche marchand de tableaux, vivant dans une luxueuse villa des beaux quartiers de Paris, reçoit un homme qui veut justement lui vendre un tableau. On comprend très vite qu’il s’agit d’un juif, et qu’à cause des nombreux ostracismes dont cette catégorie fait l’objet, il ne peut plus survivre qu’en vendant les tableaux de famille. Mr. Klein, joué avec la grâce féline et inquiète d’Alain Delon, avec la belle assurance de l’usurier, avec également l’insouciance et la superbe de l’homme qui se sait protégé par son identité contre l’identification au malheur des autres, lui offre pour le tableau un prix très en deçà de sa valeur réelle. L’homme, résigné, accepte, abattu mais digne. En raccompagnant l’homme à la porte, M. Klein trouve un journal, intitulé Les informations juives. Dès cet instant, l’engrenage terrible se met en place. Au fil des enquêtes et des rencontres que fait M. Klein, on découvre qu’un autre Robert Klein, juif, qui veut échapper à la police, a combiné une sorte de machination contre le premier Klein. Dès lors, celui-ci se trouve justement confronté à cette question de l’identité, brûlante et nécessaire, car d’elle dépend non seulement son bien-être psychologique, mais sa vie même. Le doute sur la pureté de sa race s’insinue en lui, en même temps qu’elle s’insinue, chose infiniment plus dangereuse, dans l’esprit de la police de Vichy. Ce qui frappe dans le film, c’est que l’horreur de l’assimilation absolue du juif à sa communauté, son amalgame dans cette identité considérée comme inférieure, n’est pas seulement une chose abstraite, disons le thème général du film. La question de l’identité devient la matière même du film, rendant ainsi transparent ce thème général. Il ne s’agit pas, comme dans de nombreux films historiques, de retracer le destin collectif à travers un destin individuel, de faire comprendre au public la grande histoire en montrant quelques personnages qui se trouvent pris dans les rets de cette histoire. Il s’agit de beaucoup plus que cela : la question de l’identité est la quintessence du destin de M. Klein et le destin des juifs. Par le doute jeté par son double sur ses origines, Mr. Klein est confronté d’une manière tangible à la signification de cette question : etes vous juif. On sait que de cette question de l’identité a dépendu la vie et la mort de millions de personnes, on sait que cette question est ce qui a permis de faire le tri terrible entre les vivants et les morts. Ainsi, la question de l’identité, enjeu, prétexte et finalité de la deuxième mondiale, est l’enjeu également du destin d’un personnage, de son salut ou de sa perdition, comme elle l’a été de millions d’autres personnes dans la réalité. La grandeur et la beauté de ce film tiennent à cette essentialisation : l’identité n’est plus seulement une idée schématique, globale, insaisissable par son abstraction même, elle est l’essence même du film et du personnage.
Le génie de Joseph Losey est qu’il réussit à rendre concrètement, esthétiquement, des idées ou des intuitions abstraites. Ainsi de l’idée de fatalité. Dans les tragédies grecques, qui ont le mieux figuré et représenté cette idée de fatalité, il s’agit d’un combat entre les dieux et les hommes, dont l’issue est toujours connue d’avance, de par la disproportion même entre les forces des deux parties opposées. L’homme se soulève, il se débat contre les forces qui l’enserrent et se jouent de lui, il surestime ses propres capacités et c’est cet aveuglement même qui le perd. Il se croit l’égal des dieux, le maître de son destin, mais il s’aperçoit trop tard que les dés étaient joués d’avance. Dans le film, l’idée de fatalité joue non seulement d’une manière rhétorique, mais également esthétique. On ne voit jamais le double de M. Klein, son homonyme abstrait qui manigance dans l’ombre. Il n’a pas de visage, même pas une silhouette, son nom seul indique qu’il appartient au royaume des vivants, de même qu’une voix, entendue au téléphone. On a l’impression que des forces occultes se sont dressées contre lui, si bien que le scénario, qui pourrait n’être que le scénario d’un film policier très bien conduit, ou d’un film historique dont on peut situer les enjeux uniquement dans la politique et le contexte international, devient également le scénario d’un film métaphysique, déroulant contre son personnage les forces implacables du destin, qui, malgré toutes ses dénégations, tous ses débats et son refus, le clouent sur place. Un autre élément permet de faire cette conclusion : de nombreux plans semblent en fait la préfiguration de ce qui va suivre, ce sont comme des indices jetés sur la trajectoire du personnage, et celui-ci ne peut que les suivre aveuglément, croyant résoudre son problème et ne faisant que s’enfoncer davantage dans le piège. Dans de nombreuses scènes du film, la caméra qui accomplissait auparavant un travelling latéral, accompagnant le personnage dans ses pérégrinations à la quête de la vérité, s’arrête soudain, et semble, par sa fixité même, par l’arrêt ou la suspension de l’action, par le projecteur qui jette une lumière blafarde sur le visage d’Alain Delon, traqué et blême, où seuls encore les yeux bleus de félins brillent d’un éclat intense, vouloir en quelque sorte arrêter l’action pour ne laisser que la fixe et implacable force de la fatalité agir. Ce mouvement et cette expression du visage d’Alain Delon se répéteront à la fin du film, lorsque M. Klein, poussé par la foule des déportés et par son désir de retrouver son homonyme, se retrouve enfermé dans le train qui va le mener visiblement aux camps de la mort. La dernière scène du film est l’ébranlement précipité de ce train, tandis que la caméra s’attarde sur le visage de statue d’Alain Delon, derrière les barreaux du train à bétail. Le personnage semble avoir rejoint finalement la fixité de son destin, qui n’a cessé d’être préfiguré et annoncé dès les premières images du film.

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