jeudi 31 janvier 2008

L'oeil à la Caméra


ABC Africa de Abbas Kiarostami



Dans ABC Africa, on retrouve la triade sacrée que Kiarostami a placée au centre de son cinéma et qui travaille son œuvre d’une manière souterraine : la caméra, le regard et la réalité. De l’interaction entre ces trois éléments naît un film très personnel, qui correspond à la fois à la thématique et à l’esthétique des films de Kiarostami. On y retrouve les mêmes préoccupations qui travaillaient les films précédents : les réflexions sur le pouvoir de la caméra, sur le dispositif du cinéma et son rapport avec la réalité, sur le mouvement unique qui porte à la fois la caméra et le cinéaste vers la rencontre décisive d’une réalité en danger de mort et qu’il s’agit de sauver.
Comme dans Et la vie continue, le film est tout entier travaillé par une dialectique fondamentale, générée par la rencontre entre l’œil de la caméra, ici objet réel inscrit dans la matière diégétique, et le spectacle de la réalité, incarnée par les visages et les lieux de l’Afrique. Comme dans les précédents films, la caméra devient un personnage central du film. Dans « Et la vie continue », la caméra, médiatisée par le regard du cinéaste, ne se contentait pas d’enregistrer la réalité mais la suscitait, faisant même surgir d’entre les décombres du tremblement de terre des instants de vie qui échappaient à la destruction et à la mort, comme si dans ce combat entre la vie et la mort, le cinéma était là pour soutenir la vie, pour fixer à jamais ces instants de réalité vacillants et fragiles, pour donner une pérennité à ce qui est fuyant et inexorablement voué à la destruction. Dans ABC Africa, la place centrale de la caméra est d’autant plus importante que la nature du film, qui est une commande sur un sujet « humanitaire »[1] tend à la dessaisir de son pouvoir, en lui assignant une place limitée : celle de se conformer à la soi-disant objectivité du reportage, de ne pas intervenir en introduisant la subjectivité du cinéaste et son regard personnel sur le monde qu’il filme. Or Kiarostami déjoue ce piège en opérant un décalage constant entre deux instances dans le film : le discours de l’humanitaire qui impose de montrer une réalité tragique, insoutenable, de souffrance et de drames personnels, et l’impulsion rétive de la caméra qui se laisse dériver au gré des images et des mouvements qui l’assaillent de toutes parts, sans encadrement et sans rênes. Une des premières scènes du film nous montre l’équipe de tournage qui arrive dans un village de Kampala. Une voix off la guide vers des villageois assis par terre qui tiennent des billets de banque entre les mains. La voix nous explique que ces villageois font partie de la cellule créée par une ONG locale qui vient en aide aux enfants orphelins dont les parents sont morts du SIDA. La voix continue à détailler l’aide qu’elle apporte aux orphelins et aux familles. Soudain, la caméra se détourne et suit des enfants qui sautillent devant elle, qui se mettent à apprivoiser le cinéaste et son étrange objet, ils dansent, font les pitres, s’amusent. La caméra se laisse entraîner par eux, elle se laisse aller au gré de leur cavalcade ludique dans les rues poussiéreuses du village, elle enregistre tous les flux de réalité qu’elle rencontre : un homme ivre, un autre à l’expression grave, une femme qui passe avec son gosse sur le dos, un muletier, etc. Quelque chose de chaotique, de ludique et de débonnaire se dégage de ces mouvements soudain libérés, qui s’oppose au langage trop propagandiste du début. A la pose statique des villageois, assis sagement en face de la caméra pour se faire filmer et se conformer à l’image médiatique que l’on a de l’Afrique, Kiarostami oppose une réalité plus fugace qui l’entraîne dans une dérive d’images et de mouvements non ordonnés, non intentionnels, et donc obéissant à une pure captation de la réalité. Tout au long du film, ces deux instances ne cessent de s’opposer. Dans une autre scène, l’équipe du film se trouve dans un hôpital. On voit les visages de ces enfants hagards, hébétés par la fièvre et l’approche de la mort. Une porte s’ouvre et c’est le spectacle de la mort qui nous assaille. Pendant de longues minutes, Kiarostami filme une infirmière qui tente de mettre le cadavre d’un enfant dans un carton pour ensuite le transporter et l’enterrer. La lumière, le cadrage, tout concourt à donner à ces images une longueur solennelle et funeste. On se dit que désormais, le cinéaste s’attachera à filmer ces images tragiques, qu’au Carnaval bigarré du début se substituera cette procession lente et désolée. Mais non. Kiarostami monte tout de suite après des images colorées et vives d’une chorale, toute de jaune habillée, qui chante et danse des incantations religieuses. En détournant ainsi la commande, Kiarostami ne fait que rejoindre l’impulsion profonde de son cinéma, qui est cette croyance obstinée, presque magique, dans le pouvoir de l’image. C’est comme si la caméra devenait le soutènement de la vie, que son écran était la surface d’inscription indélébile d’instants et d’images uniques que le film tente de sauver de la déréliction. La caméra subjective qui épouse le regard du cinéaste devient en quelque sorte un aimant qui happe la réalité et l’hypnotise pour mieux en saisir l’image.
Cependant, une nouvelle dimension entre dans la composition du film, qui le rend légèrement différent des films précédents de Kiarostami. On sait qu’un des effets de signature de Kiarostami est cette mise en abyme du cinéma, cette dimension scopique qui permet au cinéaste de mettre en quelque sorte en questionnement le dispositif même du cinéma. Dans ABC Africa, la présence de la caméra ne cesse d’être soulignée comme pour en dénoncer à la fois le pouvoir coercitif et illusoire. Dans de nombreuses scènes du film, on voit d’abord les enfants intrigués regarder la caméra, on voit ensuite Kiarostami filmé en train de filmer les enfants, on voit en gros plan un visage puis le champ s’élargit pour laisser voir le metteur en scène inclu dans l’espace qu’il filme. Un autre souci que celui de la justesse soutend son intention : en devenant visible, le processus filmique permet ainsi au cinéaste de se saisir mieux d’une réalité inconnue en s’y incluant lui-même, en y inscrivant son équipe de tournage, ses cameramen, comme une image de leur transcription dans l’espace de l’Afrique et du film. Ces constants décadrages, en soulignant l’altérité et l’hétérogénéité de ces corps, ceux des enfants et ceux du cinéaste et de son équipe, mettent en scène non l’image de l’Afrique mais la tentative d’une équipe de tournage d’apprivoiser l’Afrique, de la saisir cinématographiquement. Comme Depardon, autre cinéaste « étranger » qui a filmé l’Afrique, Kiarostami cherche à introduire une subjectivité du filmage, opposée à la soi-disant neutralité et objectivité des reportages de télévision. C’est ainsi que dans Afrique comment ça va avec la douleur Depardon introduisait sa propre voix, non comme commentaire, mais comme trace sonore inscrite dans la matière même du film. Sa voix, comme venant d’outre-tombe, nous faisait pénétrer dans un monde d’ombres évanescentes et de fantômes des temps révolus. Depardon avait en effet déjà filmé l’Afrique plusieurs fois auparavant. Son dernier film était un retour vers ces lieux décrépits et dévastés par la guerre. Le cas est différent pour Kiarostami qui filme l’Afrique pour la première fois. Cependant, le dévoilement du processus de tournage procède de la même impulsion que chez Depardon : rendre visible la présence du cinéaste, faire que la terre de l’Afrique, ses enfants, ses visages et lui-même soient entremêlés dans une même image, comme une unité scellée, comme une soudure irréversible.
C’est également cette étrangeté du lieu qui amène Kiarostami à revisiter les techniques de cinéma, comme s’il découvrait en même temps la terre flamboyante de l’Afrique et la nécessité d’adapter son cadrage, sa lumière, à ces tonalités nouvelles. Dans l’une des séquences les plus belles du film, Kiarostami filme une conversation entre les membres de son équipe et lui. On les entend s’interroger sur le vécu des gens en Afrique, sur la présence du rythme naturel et surtout sur le rapport que les Africains entretiennent avec la lumière. Puis, au fur et à mesure que le jour s’éteint et que l’équipe s’engouffre dans les escaliers obscurs d’un hôtel vétuste, l’écran devient noir, mimant ainsi les sensations éprouvées par les personnes qui vivent dans le film. L’image devient comme un espace habitable, qui suggère les sensations éprouvées dans l’espace réel. Pendant 8 minutes, placé devant l’écran noir de l’image, le spectateur est introduit presque physiquement dans l’espace de l’Afrique, il est aussi privé de lumière que les villageois tâtonnent dans le noir à la recherche des objets familiers. Désorientés, happés par cet écran noir, on redécouvre ensuite la lumière, avec l’apparition d’un jour blême et pluvieux sur les plaines de l’Afrique. Dans les dernières séquences, Kiarostami filme longuement un enfant qui fait ses premiers pas, chancelant et pourtant obstiné. Tout le film est ainsi scandé par cette recherche de l’élémentaire, par cet équilibre instable des premiers pas qui arpentent le monde. Tout ABC Africa nous renvoie à un monde premier, aux sensations pures d’un univers à peine éclos, qu’on explore en tâtonnant.

[1] C’est en effet une commande de la FIDA (Fonds international de développement agricole) sur les enfants ougandais atteints de SIDA ou dont les parents sont morts de ce virus.

Aucun commentaire: