jeudi 31 janvier 2008

La dialectique des sentiments




Les temps qui changent d’André Téchiné

A sa manière à la fois sensible et épurée, Téchiné nous emmène encore une fois vers ce lieu qui est devenu l’ailleurs de son cinéma, vers Tanger, une ville qu’il avait déjà filmée dans Loin, et où il aime visiblement promener ses personnages dans cet espace qui est la limite entre la finitude et l’infini du monde. Cette fois, il s’agit d’Antoine, un entrepreneur qui vient dans la ville non pas à bord d’un camion comme dans Loin, mais en avion puis en Mercedes noire, signe de sa richesse et de sa prospérité. Mais comme dans loin, il vient à la recherche d’un absolu, d’un fantôme qui le hante depuis trente ans, et dont il ne peut se défaire, Cécile, la femme qu’il a aimée et dont le visage obsède son esprit. Sur cette trame à la fois romanesque et désuète, Téchiné construit un film d’une puissance rare, non seulement parce qu’il ne se laisse pas enfermer dans les tics et les poncifs du genre, mais parce que son lyrisme vibrant lui vient des contradictions même de son histoire, de sa manière à la fois lente et heurtée d’installer ses personnages. La beauté du film vient de sa totale ouverture vers l’ailleurs en même temps que d’une certaine opposition féconde entre les personnages et les situations.

Les oppositions sont claires dès le départ : Antoine est un homme dont le destin se déploie autour d’une seule idée fixe, Cécile. Le temps pour lui n’existe pas, car il n’a jamais pu tourner la page de cet amour, et il continue à nourrir sa vie du fantasme des retrouvailles. Son temps est figé, immobile, et Téchiné rend cette idée d’autant plus palpable qu’il lui oppose le mouvement permanent et quotidien d’Antoine, qui, de par son travail, se déplace sans cesse dans l’espace. L’opposition entre le temps intérieur, moulé dans la lave refroidie de l’amour, et le temps extérieur, soumis au perpétuel changement, donne consistance et matière à ce figement intérieur du personnage, qui autrement aurait été plus abstrait. De nombreuses scènes montrent Antoine dans son chantier, supervisant les travaux, marchant dans la boue et la fange, dans des réunions de travail, et ces scènes s’enchaînent avec d’autres où il est complètement mené par son obsession unique. Un autre élément contribue à construire cette opposition : il s’agit d’une part du métier qu’il exerce, et ensuite de l’incarnation même du personnage par Gérard Depardieu. Le métier d’entrepreneur est sans doute le moins romanesque qui soit, manier de gros blocs de béton, remuer la terre avec des machines gigantesques, sans parler du bruit proprement détestable que ces engins produisent, n’est pas, de prime abord, de nature à favoriser la poésie. La trivialité à la fois esthétique et éthique du métier est soulignée de nombreuses fois par Téchiné. C’est ainsi qu’Antoine, qui est en train de construire un centre médiatique dans la région, commandité par les autorités marocaines pour contrecarrer l’influence d’Al Jazira, déclare qu’il ne s’occupe pas de politique et que son but est uniquement d’exécuter l’ouvrage qu’on lui a commandé. Et pourtant, Téchiné dégage de ce travail une poésie rarement montrée au cinéma. Ce personnage qui construit, il le fait ensevelir dès la première scène du film sous les gravats de son chantier, signe que les évènements et la terre contiennent toujours une part insaisissable, de risque et de danger, de même que les sentiments contre lesquels le personnage ne peut que plier. Cet éboulement effrayant est ce qui, dès les premières scènes, vient ouvrir le film et le personnage à l’incontrôlable, à la défaite de toute maîtrise, au hasard. Téchiné aurait pu titrer son film Détruire, dit-elle, tant cette scène liminaire, qui est postérieure chronologiquement dans la narration, commence paradoxalement par la tabula rasa, par l’effraction brutale et tellurique des forces de la nature. De même, on pouvait difficilement imaginer au départ que l’acteur Depardieu pouvait incarner un personnage aussi transi d’amour, aussi possédé, au sens démonique du terme.
Certes, cet acteur vient d’une longue histoire, il a déjà incarné auparavant, dans sa féconde carrière, des personnages de possédés et de mystiques. Pialat dans Journal d’un curé de campagne lui a fait faire un parcours christique, et il avait incarné à merveille ce curé à la fois massif et maladroit, qui oppose à l’institution ecclésiastique la force butée de sa foi. Mais ce que l’on perçoit d’abord d’un acteur, c’est ce corps destiné à donner vie aux personnages, cette présence qui donne à voir le visible et l’invisible. Le corps massif et gargantuesque de Depardieu s’oppose ainsi à ce caractère éthéré et absolu de l’amour qu’il professe. Son amour est désincarné et transcendant, alors que la massivité et la charpente de son corps le rapprochent plus des amours picaresques que des rêves éthérés et éternels. La beauté du personnage vient de cette opposition entre son apparence et son essence, entre son ossature changeante et extérieure et la permanence de son rêve.

Si Antoine incarne la tentation de l’absolu, la recherche obstinée d’une éternité de l’amour, non soumis au changement, non évolutif, fixé dans une même éternelle stase, Cécile, elle, est à l’opposé de ce système. Elle a tourné la page de cet amour, elle a refait sa vie avec un autre homme, elle a eu un enfant, Sami, qui revient de Paris avec sa copine et l’enfant de sa copine. Cécile n’est certes pas heureuse dans son ménage, mais elle continue à se battre avec sa propre vie, pour avancer et ne pas se laisse engloutir par le chagrin et l’abattement. Son fils, lui, est homosexuel, il a un ami marocain qu’il rencontre dans la clandestinité, et avec lequel il partage une espèce de sensualité immédiate mais sans illusion. Il vit avec Nadia qu’il aime tendrement, comme une sœur. Celle-ci a également une histoire chargée derrière elle : elle est marocaine, mais elle a quitté son pays quelques années auparavant, pour aller vivre en France, sans doute à la recherche d’une liberté et d’une émancipation qu’elle n’avait pas réussi à réaliser dans son pays. Elle est aussi toxicomane, et elle a une sœur jumelle qui refuse de la voir, préférant une séparation radicale au déchirement des départs. La touffeur de la narration du côté de Cécile s’oppose au caractère ténu et presque inconsistant du côté d’Antoine. En somme, c’est une espèce d’exploration des possibilités de la vie, des germinations qu’elle engendre, à l’infini, comme si Téchiné, en s’attardant sur ces histoires parallèles, voulait également faire saisir tous les développements que la vie réelle engendre, et qui, une fois la machine mise en branle, peuvent se décliner dans des possibilités d’être multiples. La démultiplication du récit est la manifestation même du destin et du choix de Cécile.

L’opposition entre l’absolu et le relatif, le transcendant et l’immanent, le permanent et le changeant, le réalisme et l’idéalisme, incarnée par les deux personnages, n’est cependant pas aussi tranchée qu’il y paraît à première vue, et Téchiné est un cinéaste qui croit trop aux possibilités du cinéma pour rester dans une problématique aussi antithétique et pour laisser les personnages dans des positions aussi manichéennes. Il lui fallait un événement donnant lieu à une dialectique, c’est-à-dire, à l’entrecroisement des deux logiques, et peut-être même à leur fusion dans un même mouvement. Cet événement, ce sera l’éboulement du chantier, et l’ensevelissement d’Antoine sous des tonnes de terre, scène comme on avait dit liminaire, non seulement parce qu’elle ouvre le film, mais parce qu’elle constitue le pivot même du récit, permettant ainsi, dans la lave de la terre, dans la fange matérielle, dans le travail déchaîné de la matière, de malaxer la nature et l’histoire des deux personnages, donnant ainsi forme à une nouvelle trajectoire, imprévisible et inimaginable au départ. La beauté du film de Téchiné tient aussi à cette manière d’utiliser la métaphore cinématographique comme une force génératrice de sens et de mouvement du récit. Toute la matière du film est ainsi enrichie par ce fertiliseur si puissant au cinéma qui s’appelle le montage, et qui permet d’ébranler les certitudes et les schémas trop figés du scénario. La dernière image du film est celle des mains des deux personnages, entremêlées l’une dans l’autre, remplissant l’écran de l’image de cette union impromptue et sans doute périssable.

Si l’on revient au montage, on s’aperçoit que Les temps qui changent est caractérisé par de nombreux inserts, qui couvrent le film sur l’invisible. Il est ainsi traversé par des scènes qui sont autant de brèches où s’engouffre l’impalpable. La mise en scène de la violence des sentiments se fait à travers des images décalées de la violence. Dans de nombreuses scènes du film, l’irruption d’images sacrificielles, comme l’égorgement du mouton, le sang qui coule et imprègne la terre, les chiens enragés qui courent derrière Sami et le mordent, les engins qui remuent les entrailles de la terre, autant d’occurrences de cette réalité spasmodique et meurtrière. Si la caméra de Téchiné est traversée ainsi par la tentation du très-bas, si une force d’attraction la fait basculer soudainement vers le sol pour enregistrer méthodiquement tout ce qu’il enferme comme vie grouillante et maudite, ce n’est que pour alimenter cet autre mouvement, sans doute plus ténu et invisible, qui la porte vers l’ailleurs, vers l’au-delà de l’espace, vers l’inexplicable et les sortilèges de l’infini. C’est ainsi que dans de nombreuses scènes du film, un mouvement panoramique, qui débute sur la terre ferme et les chemins serpentés de Tanger, finit sur l’image de la mer, ouvrant ainsi la scène à la respiration de l’ailleurs. De même, on pourrait penser que le choix de Tanger comme ville diégetique contribue à cette ouverture, puisque Tanger est à la fois la limite ou la pointe de l’Afrique, mais aussi le point de départ des immigrés vers l’Europe, c’est-à-dire vers le rêve, vers une vie fantasmée, vers les mirages de l’existence. Le choix de la ville inscrit ainsi, dans la topographie même du lieu, cette dialectique de l’ici-bas et de l’au-delà, que Téchiné n’a cessé d’explorer et de mettre en scène tout au long de son film.
A quoi reconnaît-on une grande œuvre ? sans doute à la rencontre du style et de l’idée, qui permet ainsi de retrouver, dans tous les éléments de la mise en scène, l’impulsion première du récit, et qui se décline ainsi, s’infiltrant dans le moindre élément du film. La construction à la fois rigoureuse et écorchée des Temps qui changent permet de comprendre la cohérence intérieure de cette œuvre majeure.

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